Scènes

Porta Jazz, résolument international

Le festival de jazz de Porto pousse ses rhizomes encore plus loin.


L’édito dans le programme du festival fait référence au multivers quantique et associe l’ensemble des univers à un groupe de musicien·ne·s de jazz sur scène. Chaque musicien·ne étant l’un des univers, coexistant et formant une partie du multivers. Il faut avouer qu’en l’espèce, cette analogie peut s’étendre également à l’ensemble du festival Porta Jazz. Un festival organisé par le collectif du même nom, avec des musicien·ne·s qui passent de la scène à l’organisation, simultanément. Avec un lieu central et imposant, le Teatro Rivoli, dans lequel tout se passe, grâce à ces quatre lieux de concerts différents, coexistant et formant un tout. C’est aussi là qu’on mange, qu’on se rencontre, qu’on achète les disques du label Carimbo Porta-Jazz et que le public et les artistes finissent la soirée par le concert-jam session dans un joyeux maelstrom qui n’a rien de quantique, lui.

Cette 14e édition a une nouvelle fois ancré le festival Porta Jazz dans l’arborescence des festivals européens. Chaque année, les rhizomes poussent plus loin et consolident la programmation européenne. Le problème de la parité dans la scène jazz du Portugal reste entier et ce n’est pas faute, pour le collectif, de s’y employer. Mais les lieux de formation au jazz sont essentiellement fréquentés par les garçons : sur ce plan, le pays accuse un retard flagrant. Le problème dépasse largement la ville de Porto et son collectif.

José Soares et João Mortágua © Mínima

Dans cette édition, comme chaque année, sont présentés les travaux des groupes issus du collectif ou plus largement de la scène portugaise.

Le saxophoniste João Mortágua et son groupe Axes viennent présenter leur nouvel enregistrement sur le label Carimbo Porta-Jazz, Hexagon. Un sextet avec la famille des saxophones, une batterie et une basse joue – sans partitions – une musique très écrite, figurative, avec une belle énergie de groupe. On a le sentiment de fluidité polyphonique du World Saxophone Quartet avec une pointe de fado. Le saxophoniste alto José Soares brille par la délicatesse de ses interventions, sachant prendre la parole par une incise longue et coupante, une note tenue qui s’élève au-dessus de la mêlée pour figer le groupe.
Un trio d’improvisateurs, dont deux basés à Porto, présente son second album Corrosion sur Carimbo Porta-Jazz. Le guitariste et bidouilleur de sons Nuno Trocado, intervient sur le signal des deux autres instrumentistes Tom Ward (fl, sax, clar) et Sérgio Tavares (b). L’improvisation est lâche, un peu déchiquetée et la narration claire jouée de façon très imbriquée. Le son du contrebassiste est magnifiquement rural !
D’autres groupes comme le Themandus trio, le sextet de Luís Ribeiro, le quartet de Nuno Campos, représentent la scène jazz portugaise.

Porta Jazz est un festival qui tisse de nombreux partenariats et présente, à chaque édition, des projets mixtes.

Almut Kühne © Mínima

Cette année, le trio How Noisy Are The Rooms ? devait se produire, mais son batteur Alfred Vogel a été contraint d’annuler pour raisons de santé. Ce musicien est par ailleurs actif comme directeur de label (Bomslang-records) et comme programmateur du festival Bezau Beatz en Autriche. Ce festival présente chaque année un groupe à Porto, et inversement. En lieu et place du trio, les musiciens du collectif Porta-Jazz ont monté sur le pouce un ensemble pour accompagner la chanteuse Almut Kühne dans une aubade à la bonne santé pour soutenir Alfred Vogel. La chanteuse commence par un solo, acoustique fantastique. Il faut préciser qu’elle s’est fixé comme objectif de chanter sans le concours d’aucun effet électronique et qu’elle s’y tient depuis longtemps. Il faut dire aussi qu’elle n’en a pas besoin : elle est capable de réaliser à la voix tout ce que d’autres font avec des effets ! Ses envolées sont vives, pétillantes et précises. Les musiciens du collectif rentrent alors et improvisent de manière très fluide, aérée, en suivant plus ou moins les impulsions de la vocaliste.

Déjà présent l’année passée, le saxophoniste lituanien Liudas Mockūnas revient avec un trio international composé de Marc Ducret à la guitare et Samuel Blaser au trombone. Mockūnas est membre du collectif lituanien Improdimensija partenaire de ce concert à Porta Jazz. Leur musique est composée par le trio et pour l’occasion, le saxophoniste joue toute la gamme des saxophones en si bémol (soprano, ténor et basse) ainsi que de la clarinette. La musique est riche en concepts et idées musicales, de composition. Ducret semble ne jamais finir les notes, à peine esquissées. Le trio joue encore sur partitions, mais les surprises sont légion. Assurément attendu comme un des concerts les plus marquants - la salle déborde -, aucune déception n’est à déplorer dans le public.

Liudas Mockūnas, Samuel Blaser et Marc Ducret © Mínima

Robalo est le pendant lisboète de Porta Jazz, aussi chaque année les deux principales villes lusitaniennes se retrouvent via leurs musiciens sur la scène du Teatro Rivoli dans un groupe hybride. Cette année ils ont confié au pianiste Hans Koller le soin de composer un programme. Les dix musiciens de cet orchestre accompagnent la chanteuse Joana Raquel et, en dépit d’un line-up de qualité (Gonçalo Marques, João Almeida, Hristo Goleminov, James Banner…), la musique pêche par une lenteur absconse.

Autre territoire voisin, la ville de Guimarães et son petit festival de jazz co-présente le programme « matriz_motriz » qui associe danse et musique. Le guitariste et leader Mané Fernandes a monté un groupe étonnant avec le pianiste João Grilo et trois chanteuses, Mariana Dionísio, Sofia Sá et la talentueuse Vera Morais [1]. Devant et autour de cet orchestre, la danseuse américaine Brittanie Brown évoluera. La musique est répétitive et évoque Steve Reich dans sa forme, avec une approche vocale assez bruitiste qui rend l’ensemble envoûtant.

Mané Fernandes - matriz_motriz © Mínima

Chaque année, un groupe issu du collectif suisse AMR (Genève) vient présenter un projet ; ici, le Tom Brunt’s Acoustic Space.

Enfin, comme tout bon festival, Porta Jazz présente un artiste en fil rouge.

Cette année, il s’agit du légendaire batteur américain « Ra Kalam » Bob Moses. Celui qui dès son plus jeune âge jouait déjà avec Roland Kirk, est venu à Porto pour un concert et une master-class. Il s’agit d’un trio de batteurs (Bob Moses, Vasco Trilla et Pedro Melo Alves) rejoint par trois saxophonistes (Julius Gabriel, João Pedro Brandão et José Soares).

Bob Moses © Mínima

La grande salle du Rivoli est pleine et les trois batteurs se lancent dans une cavalcade de rythmes et percussions. Le démarrage reste aérien et sec, plein de cliquetis et de frappes boisées. On passe ensuite de la liturgie vibrante au shamanisme boisé, de l’effusion à la retenue tantrique. L’arrivée des saxophones renforce ce sentiment. Les tutti grondent, les incantations se font plus fortes. On peut retrouver le trio de batteurs sur leur disque Sonic Alchemy Suprema (Carimbo Porta Jazz).

Enfin, un autre trio international est venu mettre le feu à la grande salle : c’est le River Creatures emmené par le saxophoniste cubain Hery Paz, avec Nate Wooley à la trompette et Tom Rainey à la batterie. C’est le concert de sortie de leur disque, le centième album du label Carimbo Porta Jazz !

River Creatures © Mínima

Avec un son puissant et un discours bavard, les deux soufflants se poussent du coude tandis qu’au centre, imperturbable, le batteur règle la cavalcade et tire les chausse-trapes. L’énergie est belle, la dynamique riche et l’on retient les rugissements de Wooley et le duo sax-batterie, particulièrement roboratif.

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Porta Jazz démontre une nouvelle fois l’excellence de sa programmation collégiale et collective. Une recette qui fonctionne : une pincée de groupes locaux, des invités internationaux, des collaborations et échanges avec d’autres collectifs ou festivals, une commande d’écriture, des jam sessions et des master-classes et surtout, des salles pleines, pratiquement à chaque concert.

par Matthieu Jouan // Publié le 18 février 2024

[1Déjà remarquée l’année passée et qui présente en fin de festival une création – commande avec son ensemble Mutante, un groupe moitié vent-moitié percussion.