Scènes

Magma, Marcus Miller : légendes d’automne

Nancy Jazz Pulsations fête ses 50 ans # Chapitre IV – Chapiteau de la Pépinière, lundi 16 octobre – East Aces / Magma / Marcus Miller.


Marcus Miller © Jacky Joannès

Il y avait hier soir comme un air de concert de clôture, et pourtant, nous n’étions que lundi. Avec son programme très électrique et ses deux têtes d’affiches historiques, le Chapiteau de la Pépinière, plein comme un œuf, a vécu des moments hauts en couleurs et fait chavirer un public qui ne demandait pas mieux.

On peut deviner la pression qui pesait sans doute sur les épaules de Claire Brunner, leader du groupe lorrain East Aces (par ailleurs finaliste du tremplin Nancy Jazz Up en 2021) chargé d’ouvrir la fête. Ce concert à NJP était en quelque sorte pour les quatre musiciens un baptême du feu. Ce n’est pas tous les jours en effet qu’on a le privilège de jouer devant plusieurs milliers de personnes. La bassiste, également compositrice du répertoire [1], avait en outre forcément en tête celui qui monterait sur scène un peu plus tard, Marcus Miller. Sa motivation était, on l’imagine volontiers, à son comble. Mission bien accomplie pour le quartet [2] : son set court (à peine plus d’une demi-heure) ne l’aura pas empêché de vite faire monter la température de quelques degrés sur l’échelle d’un jazz funk très en phase avec la question climatique – on pourrait y voir une sorte de paradoxe ! – inscrite en filigrane lors de l’introduction de chacune des compositions, qui laissent entendre les voix de personnalités clés (Aurélien Barrau, David Graeber…). East Aces est aussi une invitation, aux couleurs parfois oniriques, à envisager autrement notre monde avant qu’il ne soit trop tard. La présence de ce groupe chaleureux n’en était que doublement bienvenue.

East Aces © Jacky Joannès

La suite est affaire de gros bras. Ceux de Christian Vander en particulier, qui porte… à bout de bras justement son Magma depuis 54 ans et dont le disque culte, Mekanïk Destruktïw Kommandöh, qui fête cette années ses 50 ans tout comme NJP, vient de faire l’objet d’un somptueux coffret anniversaire [3]. Vander, déjà présent à Nancy avec l’Utopic Sporadic Orchestra lors de la deuxième édition du festival en 1975, est non seulement un habitué du festival mais avant tout une légende vivante. Son monde n’appartient qu’à lui-même et peut drainer des aficionados venus parfois de très loin. Sa musique opératique, sous l’influence conjointe de Carl Orff et Stravinsky, est portée par un groupe flamboyant de onze musiciens (dont six chanteurs et choristes emmenés par la fidèle Stella présente depuis les débuts). Le grand œuvre Magma vient de Kobaïa, dont Christian Vander détient seul (ou presque) les secrets du langage : c’est une planète où la température est très élevée depuis longtemps, bien avant la prise de conscience de nos dérèglements climatiques. Hier soir, il fallait viser juste et frapper fort, ce que Magma a réalisé haut la main avec l’interprétation condensée de sa première trilogie : les deux premiers mouvements (Theusz Hamtaahk et Wurdah Itah) sont interprétés dans l’urgence de leurs versions raccourcies, offrant une formidable rampe de lancement à MDK qui s’ouvre sur un étonnant charivari vocal. Il n’y a quasiment jamais de pause durant les 40 minutes de cette composition hantée, tout s’enchaîne avec une force qui semble presque surnaturelle. Seul John Coltrane, dont le « Spiritual » est chanté avant le grand final par Christian Vander, semble en mesure d’apaiser et de mener à l’extase le batteur dont le jeu, s’il ne présente plus la démesure des années 70, est d’une précision époustouflante. Les claviers (Thierry Eliez et Simon Goubert) portent la frénésie jusqu’à la transe ; la basse de Jimmy Top gronde comme celle de son père Jannick il y a 50 ans ; la guitare de Rudy Blas lance des appels stridents. 75 minutes pour laisser déferler une folie sous contrôle et un temps très bref pour céder la place à un rappel enchanté (« La Dawotsin »). Magma est ainsi, on pourrait le croire éternel.

Christian Vander © Jacky Joannès

Lui est aussi un habitué de Nancy Jazz Pulsations, il est même devenu au fil des années un ami du festival. On ne présente plus Marcus Miller, bassiste spectaculaire qui a inscrit son nom au générique de centaines d’albums et d’une vingtaine de films, lui qui a travaillé notamment avec Aretha Franklin, George Benson ou Al Jarreau. Mais c’est surtout depuis Tutu de Miles Davis, disque qu’il a composé et co-produit au milieu des années 80, que ce multi-instrumentiste (on verra qu’il joue aussi de la clarinette basse) est passé sous les feux de la rampe pour accéder au rang d’icône. Un concert de Marcus Miller, c’est un show millimétré, où la puissance du bassiste (si vous ne savez pas ce qu’est le slap, c’est avec lui que vous en saurez plus) rivalise avec une virtuosité dont le caractère démonstratif n’est pas incompatible avec le plaisir qu’il suscite. Parce qu’il y a chez le natif de Brooklyn une humanité réelle et une générosité qui trouvent un exutoire naturel dans une musique dont il assortit toujours le groove contagieux d’un message fraternel. Ses hommages (avec une belle version de « Higher Ground » de Stevie Wonder et « Mister Pastorius » dédié au maître Jaco) témoignent d’une humilité souriante qu’il exprime aussi en parlant un français impeccable. Parfois, le temps d’une échappée, son jazz funk puissant cède la place à un bop plus classique : sa basse se met alors à sonner comme une contrebasse. Et lorsqu’il célèbre ses ancêtres dans un message de paix joué à la clarinette basse, on ressent tout le frisson qui traverse le public, massé devant la scène et sur les gradins desquels il est devenu quasi impossible de s’extraire. Ils étaient cinq sur scène, d’une redoutable efficacité [4]. Peut-être même étaient-ils six en réalité. Miles Davis n’est en effet jamais bien loin, lui l’inspirateur d’un « Tutu » débridé en conclusion d’une prestation au cordeau. Inutile de dire que le public en a demandé un peu plus. Comment Marcus Miller aurait-il pu lui refuser ce cadeau ?

Marcus Miller © Jacky Joannès

NJP 2023, une histoire à suivre très vite…