Scènes

Joel Lyssarides, Amaro Freitas : NJP pianissimo

Nancy Jazz Pulsations fête ses 50 ans # Chapitre VIII – Théâtre de la Manufacture, vendredi 20 octobre – Joel Lyssarides, Amaro Freitas.


De la Suède au Brésil en passant par la Jamaïque, c’est un long voyage qu’a proposé Nancy Jazz Pulsations à l’occasion de son avant-dernière soirée. Pendant que le Chapiteau de la Pépinière vibrait au son du reggae, le Théâtre de la Manufacture ouvrait ses portes pour la première fois à deux pianistes trentenaires aux esthétiques très différentes.

Ils sont jeunes et d’allure sage : les trois musiciens formant le trio du pianiste Joel Lyssarides sont précédés d’une réputation qui vante la teneur mélodique de leur musique et le succès que celle-ci rencontre sur les plateformes de streaming (est-ce là un argument valable ?). Le pianiste suédois est par ailleurs connu pour être le plus jeune et le premier pianiste de jazz à avoir remporté le prestigieux Jan Wallander Price en 2014 (il avait 22 ans). Sur scène, on devine très vite ses influences classiques (Joel Lyssarides travaille à l’écriture d’un concerto pour piano) et va dérouler avec ses deux partenaires (Niklas Fernqvist à la contrebasse et Rasmus Blixt à la batterie) un répertoire dont la teneur romantique est incontestable. Le jeu ample et très mélodique du pianiste dévoile son appétit pour les thèmes qui viennent caresser vos oreilles. Soutenu par ses deux partenaires qui parlent couramment le langage d’un jazz raffiné, il se lance dans l’exploration du répertoire de Stay Now, le récent disque du trio (ACT, 2022). On ne peut rien reprocher à ces trois-là : tout cela est parfait, l’heure s’écoule en suivant un cours tranquille, à peine perturbé par un solo de batterie dans les règles de l’art. C’est de la jolie musique, élégante et raffinée. Peut-être pourra-t-on cependant souligner la sensation d’une forme d’ennui tout aussi tranquille qui vous gagne assez vite, au fil de compositions dont aucune ne se distingue vraiment des autres. On aimerait juste un peu plus de folie, de rugosité et d’envolées vers des espaces moins balisés, et ne pas se dire qu’on a déjà entendu mille fois ce jazz confortable.

Joel Lyssarides © Jacky Joannès

Amaro Freitas est lui aussi trentenaire et pianiste. Il a également publié trois albums, dont le récent Sankofa (Far Out Recordings, 2021). Voilà pour ce qui unit les deux musiciens têtes d’affiche de la soirée. Mais pour le reste, on va très vite passer dans un autre monde, celui d’un jeune musicien venu des bidonvilles de Recife dans le nord-est du Brésil pour devenir celui qu’il est aujourd’hui : un pianiste dont le magazine Downbeat a souligné « une approche du clavier si unique qu’elle en est surprenante ». C’est vrai qu’à peine posée la note finale d’une composition calme aux couleurs romantiques ouvrant le concert, la musique a vite débordé du cadre tranquille dans lequel elle semblait circonscrite : Amaro Freitas s’est alors lancé à corps perdu dans une quête frénétique, martelant le clavier de son piano (dont on ne pourra pas oublier la dimension percussive), assumant des dissonances aux accents parfois monkiens, pouvant répéter à l’infini (ou presque) une note, comme s’il s’agissait d’atteindre une forme d’ivresse extatique. De sagesse, il n’est plus vraiment question. La rythmique franco-cubaine (François Morin à la batterie et Aniel Someillan à la contrebasse) est à la hauteur de la situation, jouant et déjouant tous les pièges ludiques tendus lors de joutes en duo ou trio par un maître de cérémonie souriant qui savoure le plaisir de jouer pour un public conquis qu’il nomme « family ». Comme beaucoup de ses pairs, il ne résistera pas à la tentation de le faire chanter, et les oreilles attentives n’auront pas manqué de noter plusieurs allusions discrètes à quelques compositeurs tels que Satie ou Mozart. En tant que Brésilien, Amaro Freitas n’oubliera pas de rendre un hommage attendu à deux de ses maîtres, Milton Nascimento et Tom Jobim, ce dernier étant au cœur de la seconde partie d’un rappel en solo. Un atterrissage tout en douceur après ces beaux moments de « petite folie ». Le pianiste n’est à l’évidence qu’au début d’un chemin qu’on imagine volontiers parsemé d’autres instants aussi réjouissants.

Amaro Freitas © Jacky Joannès

NJP 2023, une histoire à suivre très vite et une fois encore…