Scènes

Oslo Jazz fait sauter la banque

Le festival norvégien estival s’est tenu avec éclat.


Cette édition 2022 est la 37e édition du festival norvégien, la troisième avec Øyvind Larsen comme directeur. Ce dernier va prendre, en septembre 2023, la succession du fameux Jan Ole Otnæs à la direction de Nasjonal Jazzscene – Victoria, la scène nationale jazz d’Oslo qui présente environ 150 concerts à l’année. De plus, les instances culturelles et touristiques de Norvège ont invité une poignée de professionnel.le.s européen.ne.s du jazz à venir au contact de la scène norvégienne, entre le 18 et le 20 août. Une invitation qui ne se refuse pas. Nous y étions donc.

À peine arrivé, on est invité à se rendre dans la grande salle de concert à l’intérieur du musée Munch. Le bâtiment très moderne et très récent surplombe la baie d’Oslo et abrite une immense collection d’œuvres de Munch, dont trois exemplaires différents du fameux « Cri », qui sont montrés à tour de rôle, chacun une heure, pour limiter leur exposition à la lumière.

Jason Moran & Trondheim Jazz Orchestra © Toril Bakke / Oslo Jazz

Sur la scène, le Trondheim Jazzorkester, le fameux orchestre de la ville dont la pédagogie musicale particulière forme de nombreux.ses et excellent.e.s musicien.ne.s de jazz. L’orchestre a invité le pianiste américain Jason Moran et a travaillé sur des arrangements de sa musique.

Le résultat est un concert roboratif, bourré d’énergie. Le contrebassiste Ole Morten Vågan est aussi directeur artistique et leader de l’orchestre et il s’est placé à côté du piano pour diriger les musicien.ne.s. Un bon paquet de cuivres et vents poussent les couleurs vers l’éclatant, la voix cristalline de Sofia Jenberg survole le tout sans difficulté (quelle interprète !), la prodigieuse Anja Lauvdal (que l’on retrouvera dans plusieurs groupes) s’amuse à modifier la structure harmonique de l’ensemble en glissant quelques bruitages dont elle a le secret. Cet orchestre est décidément fantastique, d’autant qu’il n’est jamais le même puisqu’il se compose au gré des projets (nombreux). [1]

Le festival d’Oslo se produit dans plusieurs lieux de la capitale, il fait donc partie des festivals dont on ne peut voir tous les concerts. Il faut faire un choix, donc renoncer.
C’est donc avec le projet très étonnant du batteur Paal Nilssen-Love que la soirée se poursuit pour nous. Son XL Workshop Ensemble se produit dans la grande Marmorsalen (la salle de marbre) de Sentralen. Un mot sur Sentralen, le centre névralgique du festival. Il s’agit d’un immense bâtiment en plein centre, une ancienne banque. Aussi, tous les espaces publics ainsi que la chambre forte ont été conservés en l’état et servent de scènes. Le reste a été converti en bar, en bureaux, en locaux techniques.

PNL XL Workshop © Egil Austrheim / Oslo Jazz

La Marmorsalen est une très grande salle au centre de laquelle vingt-quatre musicien.ne.s sont disposé.e.s, formant un espace rectangulaire, le public étant invité à s’assoir autour. Mais cet amas central d’instruments à l’air désordonné ne l’est pas du tout. Aux quatre coins, quatre batteries, dont celle du maître d’œuvre, et quatre immenses gongs. Puis, selon une disposition symétrique, les accordéons et les cordes face à face, les cuivres aussi, les guitares également, etc. Au centre, un trio de tubas. De nombreuses partitions sur les pupitres indiquent un travail préparatoire et une écriture directionnelle. La musique s’élève lentement et on comprends rapidement le mécanisme : selon les moments, la direction de l’orchestre passe d’un.e musicien.ne à l’autre et parfois à plusieurs simultanément. Il devient presque ludique de déceler dans la masse des instruments qui est dirigé par qui. Un guitariste suit les gestes d’une batteuse à l’autre bout du dispositif tandis qu’à ses côtés, la violoniste est calée sur la direction de l’accordéoniste à sa droite. Cela permet des polyrythmies et des strates de couleurs et de timbres très contrastés et en collision. Il y a un très beau travail de spatialisation du son, exacerbé lorsqu’entrent en scène des danseur.se.s qui viennent virevolter au milieu des instruments, des câbles, des pieds. Ce partage tournant du leadership est aussi politique : c’est comme voir une société égalitaire à l’œuvre, pour le bien commun et l’intérêt général plutôt que pour ses petits besoins égoïstes. Au centre, les trois tubas, symbole trinitaire universel, vont sonner un hymne poignant. De cet ensemble éphémère et expérimental, on sort bouleversé tant les émotions et les informations ont afflué. Parmi les nombreux et excellents éléments de cet ensemble, on reconnaît la jeune batteuse polonaise découverte à International Plattform de Łódź en 2021, Patrycja Wybranczyk, également membre du groupe O.N.E. qui fait la une du Bandcamp Daily « The New Vanguard of Polish Jazz ».

Y-Otis © Thomas Johannessen / Oslo Jazz

Pour se rincer la tête, rien de mieux que le groupe berlinois Y-Otis (Otis Sandsjö (ts), Dan Nicholls (synth), Petter Eldh (b) et Tilo Weber (d)). Dans l’ancienne salle des coffres, tout en longueur avec une coursive qui rappelle l’Archiduc de Bruxelles, on se retrouve au milieu d’une foule très jeune et très compacte qui entoure les musiciens au centre. La musique d’Y-Otis, sorte de tunnel dansant aux rythmiques décalés, emporte tout le monde dans une transe et il est surprenant de constater à quel point ce public jeune aime et connaît cette musique, au point de réagir de joie en entendant le début du « tube » du groupe, « Tremendoce ». Le contraste avec le public français est grand.

La soirée se termine plutôt en douceur sur le toit de Sentralen, avec le quartet de la saxophoniste Mona Krogstad. Un très bon son, inspiré des grands saxophonistes américains de l’histoire du jazz et une facture globale qui tient la route, sans sortir des chemins balisés. Mais mon attention est toute captée par la batteuse Veslemøy Narvesen qui fait le show. Repérée depuis quelques années, primée et soutenue par les institutions, la batteuse de Kongle Trio n’en finit pas de surprendre par sa maturité musicale et son ascension fulgurante. Il ne s’agit plus de la suivre, il faut lui courir après !

Anthony Braxton Lorraine Trio © Alfred Fleisher / Oslo Jazz

Retour à la salle de concert du musée Munch pour le trio Lorraine d’Anthony Braxton (vu l’avant-veille à Cologne). Cette fois-ci le dispositif SuperCollider fonctionne et on peut donc entendre la musique dans son intégralité, avec les re-improvisations aléatoires en langage Lorraine. La salle est comble pour écouter ce trio étonnant, tout en air. La 4e voix électronique vient bourdonner dans, sur et autour de la musique acoustique, rendant l’atmosphère bien plus chargée et orageuse qu’à Cologne. Le contraste se fait mieux sentir entre le coupant des sonorités soufflées et la rondeur électronique. Anthony Braxton interprète la partition en gestes brefs et économes, on reconnaît les séquences et les quelques passages ésotériques ne remettent pas en cause le sens de cette musique qui parle le langage du questionnement et du doute. Susana Santos Silva à la trompette rayonne encore dans une nouvelle dimension qui lui va à merveille.

Fairytales © Matija Puzar / Oslo Jazz

Il y a un album de jazz norvégien considéré ici comme le « meilleur album de jazz de Norvège », c’est Fairytales de la chanteuse Radka Toneff. [2] Aussi, il fait partie de la culture jazz nationale et lorsque la guitariste et chanteuse Sofie Tollefsbøl en propose une relecture toute personnelle, c’est un évènement inratable. La Marmorsalen est pleine à craquer pour assister à cette relecture lente et tendue. Une belle voix grave et assurée sans trop d’effet donne le ton. L’album est attaqué avec une esthétique pop-deep, pleine de couleurs brillantes grâce au piano préparé, à la harpe, au clavier. Les incursions plus rock ponctuent la narration assez planante.

Mette Rasmussen Trio North © Citizen Jazz

Pour redescendre sur terre, le trio North de la saxophoniste alto Mette Rasmussen a la recette. Dans la salle coffre-fort, l’ambiance est à la détente, les gens sont assis, allongés par terre, il est tard. L’espace entre les musicien.ne.s du trio permet beaucoup d’échanges boisés et ronds. Ingebrigt Håker Flaten est plié sur sa contrebasse dont il tire fort les cordes pour des sons presque solides. Olaf Olsen à la batterie est sec et se focalise sur peu d’espace. Flaten et Rasmussen ont également un dispositif électronique pour ajouter des sons aux ambiances tandis qu’au-dessus du trio flotte une œuvre d’art qui représente une sorte d’appareil digestif sanguinolent, vaguement science-fictionnel. On est proche de la performance artistique lorsqu’arrive sur scène Guro Skumsnes Moe, artiste vocale étonnante qui vient incarner le thème du féminisme et de la lutte contre la violence. Mette Rasmussen est ici dans une parfaite configuration pour laisser son jeu et son timbre, non pas aller aux extrêmes, mais au maximum.

Moskus © Matija Puzar / Oslo Jazz

Pour finir cette journée, le magnifique trio Moskus emplit la salle sous les combles de sa musique coulante et expansive. Anja Lauvdal est au piano droit, au pad et aux effets. Frederik Luhr Dietrichson tient la contrebasse à côté du batteur Hans Hulbækmo. Moskus est ce trio emblématique du label Hubro, qui joue depuis plus de dix ans maintenant avec toujours ce parfait mélange d’acoustique et d’électronique. C’est une musique qui se veut minimaliste, faite de nappes spectrales et de tournures répétitives. L’heure tardive est propice au lâcher-prise et le public se laisse emporter par cette houle fluide dont la tension fait et défait les mouvements. Même en tournant le dos aux deux autres musiciens à cause de la position du piano, Anja Lauvdal illumine le trio, comme si elle avait des yeux derrière la tête. Cette pianiste est très demandée en ce moment, et pour cause. [3]

Elisabeth Lid Trøen Quartet © Matija Puzar / Oslo Jazz

La très belle salle Victoria héberge la Nasjonal Jazzscene d’Oslo. Tout en bois, balcons et estrades, elle évoque aussi bien un saloon du Far-West qu’un cabaret de Pigalle. Aujourd’hui, c’est le quartet de la saxophoniste Elisabeth Lid Trøen qui est sur scène. Un bon début de journée avec une musique solide et moderne. La jeune garde montante est déjà prête ici. On retrouve à la batterie Sigurd Steinkopf, le frère de la pianiste Ingrid Steinkopf, présentée dans ces colonnes à l’occasion du dossier européen sur les musiciennes.

Je rate une seconde fois après la Cologne Jazz Week, la prestation du quartet polonais Amalia Umeda, mené par la violoniste Amalia Obrebowska. Pas de chance, décidément.

C’est avec le projet du rayonnant batteur et percussionniste Hamid Drake que se termine mon festival. In the Spirit of Alice Coltrane est un ensemble polymorphe et international assemblé par le batteur, pièce par pièce, selon une alchimie bien précise. On y trouve la danseuse et déclameuse française Ndoho Ange son compatriote Thomas de Pourquery au saxophone, voix et dispositif électronique (qui ne fonctionnait pas, hélas). Pour un live sampling, le spécialiste du genre, le Norvégien Jan Bang. Au piano et clavier le fantasque Jaimie Saft, à la basse Joshua Abrams et au vibraphone et percussions, l’Italien Pasquale Mirra. Un sacré mélange, unique en son genre. Les couleurs musicales changent très souvent et rapidement, au gré des vagues et des mises en avant des instruments. Le grondement est continu, comme une course solaire vers un absolu que chacun.e interprète à sa façon : extase, divin, amour, énergie.

Hamid Drake © Nuno Pissarra / Oslo Jazz

Hamid Drake est de ces personnes inspirées et spirituelles : il prend position avec un discours sur la musique d’Alice Coltrane, la marche du monde, l’élévation spirituelle et l’amour. Nous sommes loin des considérations terrestres. Ndoho Ange énonce les phrases en français, avec force et sensibilité. Je vois le public concentré et perdu, c’est ma petite revanche sur ces quelques jours à entendre sans rien comprendre les musicien.ne.s s’adresser au public en norvégien ! Hamid Drake entonne quelque mantra en s’accompagnant au tambour ; le projet explore de nombreuses facettes, passe d’une ambiance à l’autre et la musique s’élève. On sort de là légèrement décalé, comme au retour d’un long voyage.

La programmation d’Øyvind Larsen est très en phase avec la scène européenne et de nombreuses passerelles permettent les échanges avec la Cologne Jazzweek, avec Footprints et l’International Plattform…
La Norvège a également un excellent réseau au service de la musique et du jazz – en premier lieu Norsk Jazzforum – mais aussi les services consulaires à l’étranger (l’Ambassade de Norvège en France finance en partie l’invitation) et les institutions politiques sur place, et pas seulement pour Oslo.
La scène jazz de Norvège est l’une des mieux représentées à l’étranger et l’une des rares à pouvoir jouer en France, sans que l’on sache encore si elle ouvre une brèche pour les autres scènes européennes. Car à l’inverse, on trouve de nombreux groupes français sur les scènes des festivals d’Europe. Enfin, la programmation du festival d’Oslo est un modèle du genre en terme de parité, de mélange intergénérationnel et d’inclusion. Ici, nul besoin de table ronde pour s’interroger sur la place des femmes dans le jazz, il suffit de venir au concert, leur place est bien sur scène, dans le public et à la production, naturellement.

par Matthieu Jouan // Publié le 18 septembre 2022

[1Ici, c’est le projet Jason Moran avec cet effectif, mais, par exemple, le disque qui sort ces temps-ci concerne le Trondheim Jazz Orchestra et le trio Gurls, emmené par la saxophoniste Hanna Paulsberg ; l’effectif est totalement différent. L’esprit et la technique subsistent car ils sont partagés par tous les membres affiliés à l’orchestre.

[2D’ailleurs réédité en ce moment par le label Grappa.

[3Elle vient de sortir un duo très improvisé avec le batteur Joakim Heibø (All My Clothes – Label Smalltown Supersound). Nous en reparlerons prochainement.