Scènes

Steve Coleman à Aix-en-Provence


Grand concert pour public déconcerté

Grand jazz en Provence. Steve Coleman en son Five Elements. C’était le 7 octobre 2010 au Grand théâtre de Provence, à Aix, très plein au début, très vite vidé à la fin. Pas étonnant, musique exigeante, riche et déconcertante, complexe comme la vie. Les abonnés du lieu n’en espéraient pas tant – il faut changer le public aurait lancé Brecht !

Photo © G. Tissier
A la balance, les cinq ont joué et rejoué une heure durant la même entame d’un morceau sublime. Cent fois sur le métier. Steve perfectionniste. Ça devait être une perle sur le concert, une offrande pour le rappel – qu’il n’y eut pas. Le cadeau est resté dans l’étui du cosmos. Pas de quoi déranger le musicien, apparemment, lui qui dit ne pas accorder d’importance au commercial : « J’essaie constamment d’apprendre, et ce que vous entendez en concert et sur disques est simplement le témoignage sonore de ce processus personnel » [1].

Ce qu’on a donc pu entendre – chacun entendant ce qu’il veut – c’est surtout de l’inouï. Comme il en est de l’inédit en littérature, la voie est sacrément étroite entre les ornières du déjà vu-entendu, rebattu, et la crête ténue de l’invention. On est prévenu dès les premières notes, la pleine mesure de l’alto « a capella », osons le dire, et dans le ton frissonnant ainsi donné, les accords enchaînés et libérés de l’attelage en élévation : trompette, guitare, piano-clavier. Et voix.

Commençons par elle, celle de Jen Shyu, jeune Chinoise de Chine et désormais étasunienne. Pantalon tunique noir à fleurs, pieds nus. Le bras frêle qui serpente. Slam, scat, chant dans le soprano. Onomatopées, susurrements, envolées. Anglais, portugais et autre, peut-être. Instrument parmi les quatre ; point et contrepoint comme pour les autres, avec les autres, en boucle ou pas, en diagonale et en travers, avec et sans, ou en opposition, selon une géométrie savante. Magnifique.

Photo © G. Tissier
A sa gauche et au sax, le boss (né en 56) en jean, chemise flottante, casquette à l’envers, façon Bronx de caricature, version propre. L’alto et rien que l’alto pour ce soir (il excelle aussi au soprano), Parker en surplomb, Braxton dans les parages, passages, brassages – pas sages. Musique écrite en grandes lignes, le reste à l’improviste, on verra bien. D’où ce concert allongé : presque deux heures (trop long quand même), oratorio et symphonie à la fois, et cinq ou six mouvements dont le très étendu développement final, ces boucles superposées, ce voyage imprévisible – et pour d’aucuns inaudible. Il y a du Bach et du baroque dans ce jazz qui n’en veut pas le nom mais la substance, ce qui suffit bien. Du Bartok aussi, du Schoenberg pour l’inspiration étoilée. Et je dirais aussi, pour les abonnés du GTP qui ne l’auraient pas entendu, du Haendel. Car cette trompette, en particulier – celle de Jonathan Finlayson, aussi jeune que talentueux – porte ses éclats messianiques comme un Maurice André dans l’abbaye de Westminster (à supposer…).

Continuons les présentations par une absente de taille dans le quintet : la batterie, cet instrument – le seul – inventé par et pour le jazz. On peut donc jazzer sans elle ? La preuve, mais à quel prix ! Un seul « être » vous manque et le jazz serait dépeuplé ? Manque de peau, auront déploré bien des passagers hier soir… Mais le pari de Steve Coleman tient en grande partie à ce défi doublement audacieux, sinon scandaleux : s’affranchir d’une norme, enfin d’une convention, et se risquer dans une autre aventure en confiant la rythmique à une guitare et à un piano. Tout aboutit ici – ou échoue trouveront certains : ni batterie ni contrebasse, même pas une basse électrique, non, une guitare normale qui joue cependant comme une grand-mère, autant qu’elle peut dans les basses et, en cas d’essoufflement, relayée sur le registre bas au clavier. Saluons ici le jeune et bien prénommé Miles Okazaki qui a porté l’édifice sans faillir, tout en trilles et sans le moindre accord plaqué, parti-pris étonnant imposé par le maître. Tout comme sans doute l’a-t-il voulu de son pianiste, David Bryant, tenu jusqu’à la retenue au seuil du mélodique.

Il y aurait tant à dire sur ce grand musicien, ce Steve Coleman, sa parenté (musicale seulement) avec l’autre, Ornette ; ou plutôt dans la continuité de ce jazz déconstruit-reconstruit, libre dans ses contraintes, agaçant et génial selon les goûts et couleurs. Parler aussi de l’intitulé du programme et du CD correspondant, « Astronomical/Astrological Music Project » dont le côté fourre-tout mystico-scienteux ne cesse d’interroger. Gloser aussi sur le mouvement M’Base lancé par le musicien et quelques autres comparses. L’essentiel n’en reste pas moins là : cette musique de lien entre nous, vaillants Terriens, et l’Universel.

Photo © G. Tissier