Chronique

Trouble Kaze

June

Christian Pruvost (tp), Natsuki Tamura (tp), Satoko Fujii (p), Sophie Agnel (p), Didier Lasserre (dms), Peter Orins (dms)

Label / Distribution : Circum Disc

Nous terminions il y a quelques années la chronique de Uminari, le dernier album de Kaze en le qualifiant de « [L’un des] groupes les plus troublants du moment. ». C’était sans savoir que le quartet, en devenant sextet, ferait évoluer son nom en Trouble Kaze. Est-ce un jeu de mot qui soulignerait un cas problématique à l’addition de deux unités ? Est-ce le vent [1] qui se trouble de l’arrivée d’un piano et d’une batterie supplémentaire pour June, longue pièce en cinq mouvements soumises aux éléments ? Toujours est-il que Sophie Agnel et Didier Lasserre transforment durablement l’interaction entre les improvisateurs.

On s’en aperçoit dès la première partie qui commence pourtant dans une tranquillité presque absolue. La trompette de Christian Pruvost, simple souffle à peine chargé d’un ronflement mat, trace à petits traits une carte où chaque geste paraît créer un monde infinitésimal. Satoko Fujii, comme Agnel, est souvent plongée dans les entrailles encordées de son piano. Etre deux renverse les alliances passées ; naturellement attirée par la batterie palpitante de Peter Orins, Fujii est désormais aimantée à sa collègue pianiste qui dresse avec elle un paysage luxuriant comme une forêt vierge (« Part II », où l’on ignore la provenance des sons). Ce nouvel équilibre est la clé de cet enregistrement à la Malterie en juin 2015. Le quartet était essentiellement basé sur la doublette fusionnelle des trompettes de Pruvost et de Natsuki Tamura, avec des frappes différentes de chaque côté. Ici, avec trois duos (batteries, pianos, trompettes), la symétrie est parfaite, jusque dans la scénographie. L’intense « Part III », la plus agitée de toutes, donne même le sentiment d’une articulation en deux trios piano/trompette/batterie qui se chevaucheraient plus qu’ils s’opposeraient. L’ensemble de ces possibilités formelles crée de l’étrangeté jusque dans le silence ou dans la variété des tintements, cliquetis et autres frappes qui proviennent de l’usage plus qu’étendu de chacun des instruments. Dans le cas des trompettistes, la débauche d’objets et de jouets est même de mise, parfois davantage que leur propre embouchure.

Paradoxalement, et c’est un mot apprécié de chacun des artistes ici réunis, l’abandon de la parité franco-nippone a pour effet de renforcer une esthétique imprégnée de la tradition japonaise. « Part 4 » est ainsi un chef d’œuvre de dépouillement qui sait éviter l’écueil du rigorisme. Il y a une dimension mystique indéniable dans la construction des sons et l’intervention de chacun des musiciens. Cela transite par une forme de rituel où les actes sont pesés, réfléchis, et découlent d’une écoute tellement attentive qu’elle en devient presque présente physiquement dans le déroulement de June. Kaze, qu’il soit trouble ou non, exprime bien la beauté brute de la nature. Mais ce disque paraît plus apaisé et serein que les précédents. Le ciel haut et dégagé de la pochette ne semble pas craindre la tempête. Même si la sagesse nous appris à nous méfier du calme qui la précède.