Chronique

Werner Herzog/Ernst Reijseger und Ensemble

Eroberung des Nutzlosen

Werner Herzog (récitant), Ernst Reijseger (cello, comp, arr), Harmen Fraanje (p, org), Mola Sylla (chant), Voches de Sardinna, Stefan Winter (platines)

Label / Distribution : Winter & Winter/Harmonia Mundi

« Conquête de l’inutile survivra à tous mes films » a dit Werner Herzog à propos de son livre, paru en français en 2009. « J’en suis sûr. Les films ont de toute façon une durée de vie limitée. Les gens doivent bien comprendre que ce livre est une œuvre de prose, un rêve ou un délire en état de fièvre. A fever dream. A fever delirious. Ce n’est pas un journal de tournage. Seule la structure extérieure en adopte la forme et le ton. C’est un texte purement littéraire déguisé en journal de bord. A l’origine c’était bien sûr un journal, mais seule une toute petite partie de ce qui y est écrit est tiré d’événements effectivement survenus au cours du tournage de Fitzcarraldo (1982). Je décris avant tout des événements intérieurs. Je le redis, c’est le rêve d’un homme qui a la fièvre. C’est un livre de catastrophes inventées. Comme si, pendant que je tournais Fitzcarraldo, j’écrivais de la poésie sur ce que c’est que vivre dans la jungle. » [1].

Cette citation précise et circonstanciée m’évite de longues explications : de son livre, le cinéaste a tiré des extraits et les a lus, de sa voix unique et timbrée, à deux reprises en octobre 2012, en compagnie du producteur Stefan Winter aux platines (il adore ça !) et d’un ensemble maison sous la direction d’Ernst Reijseger, violoncelliste également chéri de la production depuis la naissance du label, et le fameux Colla Parte. Le tout, présenté à Berlin (Volksbühne), a été enregistré, et nous est livré aujourd’hui sous forme de deux CD. La partie « texte » est évidemment en allemand, et ne sera accessible qu’aux familiers de la langue de Hegel. Pour le reste, on savait pouvoir faire confiance à Ernst, violoncelliste de talent mais également concepteur de projets transversaux intelligents et sensibles, qui a su, au fil des années, s’attirer la confiance et le respect non seulement de son producteur, mais encore de musiciens comme les « Voix sardes », et ses actuels partenaires au sein du trio qui se fait entendre un peu partout dans le monde, et chroniqué ici.

Le résultat est très convaincant car la prise de son, remarquable, restitue une part de la ferveur qui d’évidence, a saisi ceux qui ont assisté au spectacle. Les enchaînements musicaux sont bienvenus, d’un extrait de Haendel chanté par la contralto Emmi Leisner en 1928 et balancé par Stefan Winter, au chœur final empli d’émotion, en passant par diverses pièces traditionnelles arrangées par Ernst Reijseger. Pour n’être pas du jazz, ce disque - qui rejoint une tradition ancienne de lecture accompagnée - n’en est pas moins le produit de ce que le jazz offre de plus sûr au fil des ans : le sens des risques assumés, une forme manifeste de liberté qui sait aussi accepter les contraintes de l’œuvre à construire, en un mot un certain nombre de « qualités » qui ont peut-être été nécessaires aussi à Werner Herzog lors du tournage si périlleux de Fitzcarraldo.

par Philippe Méziat // Publié le 24 mars 2014

[1Werner Herzog, extrait du livre : Manuel de survie, entretien avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau (Valencia-octobre 2008) Capricci Editions.