Scènes

Atlantique Jazz Festival, à Brest et en Bretagne

Consolidation du projet « Arch », nombreux concerts au Vauban, phase brestoise de la tournée « The Bridge », ciné-concert, conférence, jazz et soupe populaire, le programme était copieux et varié. Il laisse le souvenir de beaux moments de musique, et quelques questions récurrentes.


Consolidation du projet « Arch », nombreux concerts au Vauban, phase brestoise de la tournée « The Bridge », ciné-concert, conférence, jazz et soupe populaire, le programme était copieux et varié. Il laisse le souvenir de beaux moments de musique, et quelques questions récurrentes.

La cité des vents (Chicago) et celle - entre autres - du vent (Brest) étaient faites pour se jumeler. Avec les projets de l’association Penn Ar Jazz c’est en bonne voie, et les signifiants sont en place, « Arch », « The Bridge » et autres formes d’évocations des connexions à mettre en place entre les musiciens « créatifs » des deux villes. La présente édition - la dixième - sans marquer particulièrement ce passage (on aime bien ça, que les anniversaires ne soient pas obligatoirement soulignés) a célébré ce projet de diverses manières. Voyons lesquelles, et dans quelle mesure ils ont marqué la semaine brestoise.

Corey Wilkes © Philippe Méziat

Car le festival irradie d’abord dans toute la région, de Douarnenez à Lorient en passant par Carhaix, Châteaulin, Crozon, Guidel, Guipavas, Landerneau, Lannion, Plougonvelin et St Martin-des-Champs. Dans ce « tour », on aura entendu Joëlle Léandre et Pascal Contet, mais aussi Serge Teyssot-Gay en compagnie de divers partenaires, Ablaye Cissoko, Simon Goubert, avec souvent des actions culturelles associées, débats, rencontres, discussions. On comprend, à la lumière de ces actions, que l’association soit soutenue depuis sa fondation (il y a un peu plus d’une quinzaine d’années) par de très nombreux partenaires institutionnels, dont la DRAC de Bretagne qui a, dès le départ, compris le sens de cette action et lui assure depuis son soutien actif. Au point que Penn Ar Jazz est labélisé « Scène de musiques actuelles », au grand dam sans doute d’autres lieux ou structures vouées au rock, qui ne reçoivent ni le label ni, surtout, les subsides qui vont avec. Pour une fois qu’une DRAC ne va pas dans le sens du vent et soutient des projets qui donnent au mot « actuel » son sens originel (musiques actuelles, c’est jazz plus musiques traditionnelles plus rock), on dit bravo, encore, et continuez.

La semaine brestoise commençait par un grand concert du big band d’Ernest Dawkins, sous le titre « I Have A Dream », pour célébrer le 50e anniversaire du discours historique de Martin Luther King appelant à mettre fin au racisme qui sévissait (et perdure encore hélas !) aux USA (et ailleurs). Saxophoniste alto, compositeur, arrangeur, Ernest Dawkins a été président de l’AACM (« Association For The Advancement of Creative Musicians ») ; c’est un musicien rompu à toutes les situations, il sait manier tous les codes, depuis ceux du free jazz jusqu’à ceux du blues le plus « roots ». Il sait donc aussi écrire pour grand orchestre. La très vaste salle du Quartz était bondée et le public a fait grand et bel accueil à la musique, une longue suite de pièces dans un style hybride plutôt traditionnel, sans relief très marqué, avec de longs solos dévolus à chaque instrumentiste. Nous avons ainsi remarqué Chris McBride à l’alto (Dawkins se contentait de diriger), auteur d’une partie toute en finesse et en douceur, très originale, ainsi bien sûr que Corey Wilkes à la trompette, incisif, mobile, perforant, mais aussi Steve Berry au trombone, et nous n’allions pas tarder à les retrouver dans les divers concerts de midi trente, dans la salle du CLOUS à l’Université, avec la traditionnelle distribution de soupe !

Chris McBride et Nicolas Péoc’h © Philippe Méziat

C’est en effet à l’occasion de ces concerts de la mi-journée que le projet Arch s’est décliné, sous forme d’échanges et de créations entre musiciens bretons et chicagoans, plus précisément, côté Bretagne, des membres de l’ensemble Nautilis et, côté US, des membres de l’AACM, pour la plupart issus du big band d’Ernest Dawkins. On aura remarqué la souplesse de ce dernier, mais aussi son côté directif, dans une prestation vigoureuse d’un trio formé avec Philippe Champion (tp) et Nicolas Pointard (dm) ; celui-ci était également très en vue dans son duo avec Corey Wilkes (tp), dans un registre où la liberté le conduit plutôt vers des colorations pleines de finesse, sans négliger l’énergie mais sans non plus y voir le seul recours. De l’ensemble de ces concerts, rencontres, se dégage le travail proposé par Chris McBride et Nicolas Péoc’h (as), ainsi d’ailleurs que celui que proposait Nicolas Pointard avec Steve Berry. Les deux altistes avaient bien préparé leur affaire, dans un climat souriant et détendu, ce qui n’a pas empêché (au contraire sans doute) une réelle association de leurs styles, l’un très marqué par Steve Coleman et les structures rythmiques qui en découlent (c’est le Breton), l’autre évidemment capable de le suivre sur tous les terrains avec un engagement qui faisait plaisir à entendre (le Chicagoan). Une complicité manifeste, due (en partie) aux arguments irréfutables de la jeunesse.

Les concerts du soir avaient lieu au Vauban, endroit unique où l’on écoute de la musique à la cave, où l’on peut dîner au rez-de-chaussée et prendre une chambre dans les étages. Le sous-sol est configuré de manière que chacun puisse s’y installer à sa façon, tout près pour ceux qui sont venus écouter attentivement, à mi-distance pour quelques autres, et même à distance… respectueuse pour ceux qui adorent faire des commentaires ou draguer leur voisine, ou leur voisin. Au registre des déceptions, le quintet de Benjamin Sanz (dm) avec Rasul Siddik (tp), Logan Richardson (ts), Matyas Szandaï (b) et Mathieu Jérôme (p). Sa musique syncrétique pourrait à la rigueur plaire si elle était jouée avec conviction, si elle était adressée. Ce 19 octobre l’ensemble manquait vraiment de flamme, et même de technicité pour certains. Dommage, car ce que j’avais lu sur Benjamin Sanz est élogieux, et ses parrainages de haut vol !

Le reste fut bon, voire très bon, et même exceptionnel. Mes préventions à l’égard du trio Reijseger/Fraanje/Mola Sylla sont vite tombées car le violoncelliste a laissé au vestiaire la plupart de ses gestes ironiquement subversifs pour s’engager dans une musique elle aussi syncrétique, mais jouée avec les feux de la passion. Sa complicité avec l’excellent pianiste Harmen Fraanje - auteur de quelques déboulés 100% pur jazz très vifs - est remarquable, et Mola Sylla rend tout ce qu’il chante crédible et séduisant. A noter une reprise [1] très lyrique d’E Lucevan Le Stelle de Puccini.

Douglas R. Ewart © Philippe Méziat

Brest était une des étapes du projet « The Bridge », avec un quintet franco-américain dont les arches de côté étaient Joëlle Léandre et Bernard Santacruz (b), les anges soufflants Jean-Luc Cappozzo (tp, bugle) et Douglas R. Ewart (ss, cl, basson, fl, didgeridoo) et le maître de forge Michael Zerang. Ce troisième concert de la tournée fut jugé par ses acteurs eux-mêmes « plus énergique » que les deux précédents, qui auraient été plus « climatiques » et « suspendus » ; nous y avons tous pris un plaisir extrême tant la circulation des idées fut facile et inventive et le souci de la forme tout à fait en évidence, même s’il pourra sans doute s’affirmer encore. L’exceptionnel, ce fut évidemment le concert de Roscoe Mitchell, en duo avec le batteur, tromboniste et pianiste Tyshawn Sorey. Deux sets de cinquante minutes chacun, d’abord au soprano et sopranino pour Roscoe, et Sorey à la batterie, quelques notes longues et isolées pour établir l’écoute, le silence, et annoncer la suite, puis un travail d’une étonnante vigueur et rigueur sur les harmoniques, les doubles et triples sons, l’utilisation du souffle continu, une musique austère et droite, écoutée dans un silence… religieux - et il y avait un peu de ça dans l’intention sans doute. Le deuxième set a vu Tyshawn au trombone et au piano, Roscoe se saisissant de l’alto pour revenir ensuite aux deux autres et à la flûte, dans une même démarche exigeante et sans concessions. Cet ancien membre de l’Art Ensemble of Chicago n’est plus tout jeune ; pendant le concert nous avons cru le voir défaillir à plusieurs reprises, mais il n’en était rien - il reprenait son souffle, et à la fin des deux sets il était rayonnant, en pleine forme. Sans compter ses apparitions aux repas, où sa tenue impeccable (costume, cravate) contrastait avec l’habituel « négligé calculé » des autres convives, dont une majorité de musiciens de l’AACM qui tournaient des regards très admiratifs vers leur grand aîné.

Reste à rendre compte de deux événements du festival : l’un, central si l’on veut comprendre l’ensemble de la démarche de Penn-Ar-Jazz, était la conférence d’Alexandre Pierrepont (la première d’une série de trois) sur l’AACM, l’autre la prestation du pianiste Stéphan Oliva associé au vidéaste Philippe Truffault sous le titre « Film Noir ». Aucun point commun entre ces deux manifestations si ce n’est à la rigueur l’adjectif qualificatif « noir » ; en effet, celui-ci a occupé une grande place dans la prestation d’Alexandre Pierrepont : toute l’histoire de l’AACM tient à l’expression « Grande Musique Noire » (Great Black Music) et aux efforts des musiciens noirs de Chicago pour trouver du travail dans une société qui favorise certains musiciens en raison de la couleur de leur peau. [2]

La conférence d’Alexandre Pierrepont, passionnante de bout en bout, laisse le désir ouvert d’en savoir plus, donc d’assister aux deux suivantes. Ethnologue, anthropologue, Pierrepont fait sans doute partie de ces chercheurs qui ne séparent pas observation et action, dans la ligne de ce que l’on appelait naguère « recherche/action ». Sa mise au jour de l’histoire de l’AACM, dont on aura bientôt le résultat écrit et public, est de celles qui soulèveront bien des questions laissées dans l’ombre, tout en apportant nombre de réponses. Comme par exemple ce qu’il faut entendre, selon ses fondateurs, par l’expression « musique créative ». Ou comment et pourquoi, jusqu’à aujourd’hui, les musiciens blancs n’ont jamais été acceptés au sein de l’AACM. Ou enfin, et c’était l’essentiel de son apport, comment et pourquoi les dits fondateurs ont décidé vers le milieu des années 60 de fonder cette association, quand les noirs étaient de plus en plus chassés vers le sud (« Southside ») et que le travail devenait de plus en plus rare. Le combat continue aujourd’hui, et le chercheur est engagé dans cette poursuite dans la mesure où il intervient dans le champ pour faciliter, rendre possibles, des événements propres à leur assurer un débouché sur le vieux continent. D’où les projets cités plus haut, mais aussi leur limite : ils sont centrés sur une définition de la « scène » de Chicago qui remonte à cinquante ans. [3]

Roscoe Mitchell © Philippe Méziat

Oasis de noirs et de blancs (et de quelques rares couleurs) qui se jouent de toute lutte raciale, le ciné-concert présenté au Mac Orlan le 17 octobre par Stéphan Oliva et Philippe Truffault fut une réussite totale dans un domaine où susciter un réel intérêt est déjà une rareté. La plupart du temps, les relations de l’image dirigée depuis un ordinateur et de la musique jouée en direct sont inexistantes et biaisées, et cela se comprend si l’on veut bien admettre que les arts ont chacun leur objet et leur forme, et que les passages de l’un à l’autre ne sont la plupart du temps que de l’ordre du fantasme. Ici, le rêve est réalisé sous forme de montage de séquences empruntées à des films de la série noire, séquences travaillées par le vidéaste selon une grammaire qui lui appartient (ralentis, retour en arrière, images déformées, couleurs saturées ou diaphanes, etc.) et commentés par le pianiste qui improvise sur la musique du film en question. Petit à petit, on entre dans une sorte de nouvelle trame diégétique d’ordre onirique, où parfois l’on reconnaît les scènes « traitées » (mais parfois non, et cela n’a aucune importance), et on se laisse porter par cette nouvelle aventure où les voitures, les gangsters, les armes à feu, les flics, les femmes fatales sont là comme des signes de ce que furent, en effet, les films noirs. La virtuosité du vidéaste va même jusqu’à évoquer certaines scènes (comme la fameuse dite « de la douche » dans Psychose) par le truchement d’autres scènes du même film (ici, le tout début, où la caméra plonge sur la chambre d’hôtel). Bref, un superbe moment, où la rencontre est effective entre des arts, et peut-être d’abord entre des hommes. Un symbole, pour ce festival atlantique, qui jette des ponts et des arches entre l’ancien et le nouveau continent.

par Philippe Méziat // Publié le 4 novembre 2013

[1Qui se trouve sur le disque, paru chez Winter & Winter

[2Laquelle est d’ailleurs définie par l’hérédité et le pourcentage de négritude qui réside en chacun, et non au sens strict par la « couleur » de la peau.

[3Je précise : ce n’est pas la scène qui remonte à cinquante ans, et d’ailleurs peu importe (cf. Roscoe Mitchell, probablement le plus créatif de tous encore), mais sa définition, qui me semble datée.