Chronique

Joëlle Léandre

Entretiens avec F. Médioni

A Voix Basse, petit livre passionnant de la collection « Paroles », aux éditions mf, nous livre une série d’entretiens très récents de la contrebassiste Joëlle Léandre avec le journaliste et producteur à France Musique Frank Médioni.

Véritable « pasionaria de la musique improvisée », Léandre s’est toujours battue contre les préjugés de toutes sortes : rangée dans la catégorie des musiciens sans concession pour son approche spontanée du geste musical, elle s’est imposée toute jeune au sein de la sphère contemporaine. Travailleuse acharnée, elle a su faire accepter sa conception de la contrebasse : elle a expérimenté l’improvisation la plus radicale et s’est frottée aux autres disciplines (théâtre, chant, danse, écriture, poésie) avec une séduisante « folie ». Son parcours est unique en son genre. Ce qu’elle a pris au jazz, c’est son esprit de liberté et d’aventure, une « jazz attitude » plus que des formes particulières ou des codes établis.

Comme le souligne le compositeur Philippe Fénelon dans la préface, la contrebassiste, qui revient ici sur son parcours, « met de l’ordre dans ses errances, décrivant avec lucidité les expériences qui lui serviront de bagage pour transmettre son savoir ». En sept chapitres, À voix basse revisite l’apprentissage (« Sons/Leçons ») au conservatoire d‘Aix-en-Provence, sa ville natale, puis au Conservatoire National Supérieur de Paris dont elle sortira avec un Premier prix. Dans le chapitre « Base/ Basse », elle reconnaît avoir vécu plusieurs handicaps, dont celui d’être une femme, et d’avoir choisi la contrebasse, instrument ingrat, mal aimé des compositeurs, relégué à l’écart dans les orchestres classiques (on ne le sait vraiment que depuis le délicieux monologue de Patrick Süskind). La contrebasse n’exulte vraiment que dans le jazz ou le contemporain.

Joëlle Léandre évoque aussi sa découverte du jazz via un disque de Slam Stewart qui, déjà, chantait tout en jouant, puis raconte son départ précoce vers l’Ouest, où elle rencontre John Cage et Derek Bailey. A son retour d’Amérique, elle s’adonne au free et à l’improvisation, inspirant de nouvelles partitions à John Cage bien sûr, mais aussi à Giacinto Scelsi.

Dans d’autres chapitres, qui se lisent goulûment (« Influences/Confluences », « Improvisation/Composition », « Nomade/Monade »), elle évoque le champ de la musique créative contemporaine des trente dernières années, en France et dans le monde, puisqu’elle enseigne aux USA et qu’elle est plus reconnue à l’étranger que dans son propre pays… Elle a tellement réfléchi au processus d’improvisation qu’elle mériterait, en effet, d’en être une théoricienne.

A l’aise dans les improvisations les plus débridées comme dans le contemporain le plus austère, elle s’est révélée virtuose jusqu’au bout de l’archet, impériale en solo, dès le début des années quatre-vingts. Très habile dans ses réparties avec tous ceux et celles qui l’ont accompagnée, très physique, à l’aise dans la pulsation comme dans l’exploration lyrique de la matière (sa voix, dès son premier disque, prolongeait l’instrument), partenaire des plus grands noms de la musique créative internationale, Léandre poursuit sans relâche son corps-à-corps avec la contrebasse. Ses phrases et les pages qui en résultent sont à ce sujet extrêmement précises, éclairant les limites de la création actuelle, le sectarisme en musique et le pouvoir absolu du compositeur sur l’instrumentiste. Evoquant tous les sujets importants - notamment le problème du disque et du spectacle vivant (« Sillons et microsillons ») -, cet entretien s’achève sur un point de vue plus politique, tout à fait essentiel : « Poétique/Politique ».

En refermant ce joli petit livre, on cerne mieux le personnage de Joëlle Léandre, y compris le personnage sur scène : rebelle avec raison, et de façon constructive, elle a su se taillerune place à part dans un monde artistique souvent ingrat et sans pitié. On comprend ce que peut être la vie d’artiste, et comment se construit avec acharnement, intelligence, talent et - évidemment - passion de la musique, une vraie carrière… et un beau parcours de musicienne.