Portrait

Ahmad Jamal, balade phocéenne

Quelques extraits d’entretiens collectifs avec Ahmad Jamal… à la sauce marseillaise !


Photo : Marion Agresti

Lorsque, en train de boire mon café à la terrasse d’un bar d’une cité ouvrière, je découvre une invite aux lecteurs du quotidien régional dominant La Provence de participer à un « face aux lecteurs » avec Ahmad Jamal en personne, cela ne fait ni une ni deux : je postule !

Ma candidature est retenue, après examen préalable des questions que je compte poser au pianiste et non sans avoir déclaré quel intérêt je porte au jazz. On n’est jamais trop prudent.
Je suis alors convié à une conférence de presse à l’Hôtel Intercontinental sur le Vieux Port autour du nouveau projet d’Ahmad Jamal, « Marseille » qui est joué à l’Opéra Municipal de Marseille la semaine suivante et auquel j’assisterai.
Une balade phocéenne avec Ahmad Jamal se profile…

Ahmad Jamal. Photo Marion Agresti

Locaux du journal La Provence, 9 juin 2017, 10h

Sis à l’orée des quartiers nord, l’immeuble du quotidien régional est un énorme cube fonctionnel. [1] Le grand Ahmad Jamal pointe le bout de son nez dans le hall de la boite. Les lecteurs sélectionnés, émus, donnent dans l’exégèse de l’œuvre du pianiste, dans les confidences sur leur première fois avec ce dernier ou dans l’émotion enfantine à l’idée de la rencontre qui va suivre. Douche froide dans la salle où doit avoir lieu l’échange : pas de question sur la politique ou la religion ! Seydou Barry, le manager du musicien, détend alors l’atmosphère d’une maxime en provençal (il est originaire des environs de Salon-de-Provence).

Un premier lecteur lui demande quelle est la part d’Afrique dans sa musique « en tant qu’afro-américain ». Ahmad Jamal lui répond sous la forme d’un dicton : « Je pourrais écrire un livre » [2] typique du langage « vernaculaire noir américain ». « L’influence africaine est universelle. » « Des milliers de gens viennent aux Etats-Unis pour étudier la musique afro-américaine. Cependant, selon moi, les deux seules formes d’art typiquement américaines sont l’art des Indiens d’Amérique d’une part et la musique classique américaine, d’autre part, ce que certains appellent le « jazz » ».

Reconnaissant humblement toujours travailler au renouvellement de son art, à presque 87 ans, l’as des quatre-vingt-huit touches est questionné sur son appétence pour Marseille.
Mais pourquoi cette ville l’attire-t-elle autant ?
« C’est par mon ami Jean-François Debert, qui habitait ici ; il y a vingt ou trente ans que je suis venu. Après tout, il y a bien eu Maurice Ravel au Maroc, Duke Ellington en Russie. J’ai composé sur de nombreuses villes, notamment sur Perugia (Pérouse) en Italie, où j’ai un ami imprésario. Je tire de l’énergie de ces villes. J’ai aussi écrit sur Pittsburgh, ma ville natale. » Et quand il est question du « mystère qui au-delà des hommes nous comble », comme le déclame le slammeur Abd-Al-Malik dans le titre « Marseille », il répond : « Ici le mystère c’est moi ». Un second degré bienveillant, mais sans omettre de préciser que c’est lui qui a écrit les paroles et qu’il a demandé à Mina Agossi de les traduire en français.

Il est alors question de ses influences, de son parcours musical. Ahmad Jamal reconnaît une dette envers Erroll Garner : « Il est ma plus grande influence. On est de la même ville, on a même fréquenté la même école primaire ».
On aborde son habitude de travailler avec des batteurs de la Nouvelle-Orléans. Il se fait alors plus loquace, notamment lorsqu’on lui cite les noms de ses compagnons de route, pour certains disparus, tel Vernell Fournier ou Idriss Muhammad : « Ce n’est pas moi qui suis allé les chercher, c’est eux qui sont venus me trouver ! Si Vernell Fournier avait breveté ce qu’il joue à la batterie sur « Poinciana », en 1959, il serait devenu millionnaire et n’aurait pas terminé chauffeur de taxi. Quant à Idriss Muhammad, il jouait dans Hair lorsqu’il est venu jouer avec moi et il a même quitté Roberta Flack pour moi. J’ai joué autrefois avec Herlin Riley, qui joue sur Marseille. Il est parti jouer avec Wynton Marsalis pendant dix-sept ans, pour revenir avec moi. »

L’un des lecteurs du panel lui tend alors un CD en affirmant : « sur les notes de pochette de ce disque, vous dites que dans le jazz, il y a beaucoup de joueurs mais peu de conteurs d’histoires ». Ahmad Jamal examine l’objet : « C’est un pirate ! (rires) Vous savez, j’étais très ami avec Ben Webster. Je suis d’ailleurs plus influencé par des saxophonistes que par des pianistes et, surtout, par la voix humaine. Je suis un pauvre compositeur, un piètre parolier, mais je dirais qu’un bon musicien c’est toujours quelqu’un qui raconte une histoire. Donc Ben Webster avait un solo historique sur « Cotton Tail », lorsqu’il était dans l’orchestre de Duke Ellington, et il m’a raconté qu’une fois en jouant ce solo, il s’était arrêté d’un coup, comme ça, en plein milieu. A Duke qui lui en demandait la raison, il avait répondu : “j’ai oublié les paroles” ».

On le relance sur son rapport au rap – et l’on sait qu’il a été énormément samplé ! Réponse : «  Les rappeurs me doivent de l’argent. Même Jay-Z ». Je lui demande alors si, d’une certaine manière, il n’est pas lui-même un peu rappeur, en référence à cette citation de « Jean-Pierre » de Miles Davis, nichée dans sa nouvelle version de « Sometimes I Feel Like A Motherless Child ». Un magnifique sourire fend alors son visage alors qu’il me pointe du doigt en opinant du chef !

Hôtel Intercontinental, Vieux Port, 9 juin 2017, 14h30

« Il (L’Hôtel-Dieu) se dressait comme un Rocher du Refuge grisâtre au sommet de la colline qui dominait la Fosse. C’était le dernier espoir de salut pour les affligés. » Claude McKay, Banjo [3]

C’est en repensant à l’hospitalisation en ces lieux du héros fictionnel imaginé par l’écrivain maudit de la Renaissance de Harlem lors de son séjour phocéen que je pénètre dans l’hôtel. C’est aussi en contrebas de cette bâtisse du XVIe siècle que l’écrivain d’origine jamaïcaine situait l’action de son roman impressionniste, avec notamment des scènes de jazz d’anthologie. C’est encore là que le philosophe Walter Benjamin et le poète Louis Brauquier ont entendu les premières notes bleues dans la ville, entre bordels et bistrots, au mitant des années folles.

Ahmad Jamal boucle-t-il une boucle avec son projet « Marseille » ? Je lui pose la question, (« Avez-vous conscience d’être dans un lieu de patrimoine, sur lequel a écrit le grand écrivain de la Harlem Renaissance Claude McKay et, ainsi, d’en participer vous aussi ») ? Un simple « Oui » tombe, pour toute réponse. Puis le héraut de la Great Black Music livre quelques confidences devant un aréopage de confrères.

Sur le fait d’avoir écrit des paroles ? «  J’écris des paroles depuis des années, comme pour O.C. Smith, quand il chantait pour l’orchestre de Count Basie… c’est lui qui a chanté « Little Green Apple » après. Vous savez pourquoi ? La voix humaine est le plus grand des instruments. »
Sur Mina Agossi ? « C’est une grande diva. Nous l’avons managée pendant quelque temps. C’est elle qui a traduit mes paroles pour »Marseille«  ».
Sur l’intervention de Abd-Al-Malik et la quête de transmission à la jeunesse [4] : « J’ai traversé quatre générations de musique. J’étais un gamin à l’époque des big-bands. J’étais adolescent à l’époque des deux révolutions, Charlie Parker et Dizzy Gillespie. Je suis encore là à l’ère de la musique électronique. Alors aux jeunes je donne tout mon respect et toute mon attention. »

Puis le pianiste de présenter son groupe. « Ce n’est pas mon quartet, c’est mon ensemble. James Cammack à la basse : je l’ai enlevé à un orchestre militaire, une belle manière d’aider un jeune ! Il était à West Point. Il est avec moi depuis 35 ans. Herlin Riley, le batteur, ça fait longtemps aussi. Manolo Badrena, le percussionniste, ce formidable musicien qui était avec Joe Zawinul et Weather Report pendant près de 30 ans, est avec moi maintenant ! Et le quatrième membre, c’est moi. D’autres questions ? »

Manolo Badrena, James Camack, Hervin Riley, Ahmad Jamal. Photo Marion Agresti

Opéra municipal, 13 juin 2017, 20h30

Ahmad Jamal semble en transe derrière son piano. Sens de la poésie, humour, il donne à toutes et à tous la sensation d’être habité par sa musique. Il interprète « Baalbeck » une composition de son précédent album – qui se retrouve sur le nouveau disque… mais après tout, la cité libanaise et la cité phocéenne ne sont-elles point toutes deux des comptoirs, des lieux d’échange universels ? Mais voici que les silences envahissent l’espace de la salle, un peu comme ces zones de réserve cézanniennes, qui faisaient encore plus vibrer les toiles du plasticien.

Ce concert est impressionniste, voire constructiviste – c’est un pianiste architecte ! On apprécie les touches confondantes de naturel du set de percussions de Manolo Badrena, le drumming groovy de Herlin Riley et, bien évidemment des ghost notes à couper le souffle du contrebassiste James Cammack.

Abd-Al-Malik, saisi par l’émotion, trébuche sur les mots de « Marseille », pourtant d’une simplicité enfantine. Magnifique instant d’éternelle humanité. Le pianiste présente aussi deux autres versions de son nouveau thème, une version instrumentale et une dernière, chantée par Mina Agossi sublimée par son mentor américain.

Abd-Al-Malik. Photo Marion Agresti

Marseille, quartier La Plaine, un autre soir en juin

Extrait de dialogue entendu.
— Mais je te dis que c’est du show-business. En vérité j’adore Ahmad Jamal mais là c’est quoi ? Même un minot de 5 ans peut écrire des paroles comme ça !
— Tout de même à quatre-vingt-sept ans… Et puis faire preuve d’esprit enfantin c’est un signe de jeunesse.
— Et alors ? Non, franchement ça abuse. Faut pas pousser là. Ces paroles c’est vraiment…
— Mais musicalement quand même…
— A la limite la version de « Autumn Leaves » je veux bien. Mais cette nouvelle composition « Marseille »… pffff, trois accords… c’est d’une pauvreté !
— Mais c’est quand même un superbe hommage à la ville !
— Hébé justement non. Moi qui suis vraiment un grand admirateur d’Ahmad Jamal, tu peux pas savoir comme je suis déçu.

En ville, dans ce lieu interlope dédié au jazz et tenu par des aficionados qualifiés pour débattre de ces musiques, les conversations vont bon train. Il faut avoir la tchatche pour soutenir le rythme d’échanges phocéens : qu’il s’agisse de notes bleues ou de football, à Marseille, on ne badine pas avec la ville. Décidément, Ahmad Jamal a bien réveillé quelque chose de l’âme de la Cité Phocéenne !

par Laurent Dussutour // Publié le 22 octobre 2017
P.-S. :

Les photos du concert sont de Marion Agresti qui propose un portfolio de la soirée sur son blog : www.unpoissonnommemarcel.com

[1D’aucuns ici surnomment le journal local « la prose rance » du fait de ses inclinations souvent sécuritaires.

[2I Could Write A Book, titre issu de la comédie musicale « Pal Joey », écrit par Lorenz et Hart en 1940, et chanté par Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, etc.

[3Claude McKay, Banjo, André Dimanche, Marseille, 2009 (1ère éd. 1926), p.238.

[4L’organisateur, le festival Jazz des Cinq Continents convie près de 300 lycéens de la ville à assister à la représentation à l’opéra au titre du développement des publics.