Chronique

Andy Emler Megaoctet

Crouch, Touch, Engage

Andy Emler (p, comp, dir), Eric Echampard (dr), Claude Tchamitchian (cb), François Verly (perc, marimba), François Thuillier (tba), Médéric Collignon (fl, cornet, voc), Philippe Sellam (as), Laurent Dehors (ts, bcl), Thomas de Pourquery (as, ss, voc)

Label / Distribution : Naive

Tout semble fait, sur Crouch, Touch, Engage, pour susciter la métaphore rugbystique. Le titre en premier lieu, venu tout droit des mêlées d’Ovalie (en français : « Flexion, touchez, entrez ! »). Le côté « sélection nationale » du MegaOctet, cette équipe de rêve constituée des plus fortes têtes de la musique remuante, à qui le capitaine Andy Emler sait insuffler l’esprit collectif qui fait les grandes épopées sportives.
Le gabarit des joueurs, en particulier ce pack d’avants dont l’un au moins s’est fait connaître aussi comme international de Quinze.
La distribution des rôles : la cohésion et la précision des arrières, les avants toujours prêts pour la mêlée, les trois-quarts aile, bille en tête, crochetant pour aplatir la balle entre les deux poteaux.
Les « touches » hardies qu’on trouve dans un éclair.
La rigueur de jeu, alliée à une jubilation mêlée de talentueuse insolence : ce que les Anglo-Saxons ont appelé une fois pour toutes le « French flair ». D’accord, ils ne sont pas quinze, pas treize non plus mais neuf, plus quelques remplaçants tout aussi doués qui piaffent sur le banc de touche… mais pour un peu, on se surprendrait à crier « Allez les petits ».
Tout de même, c’est un peu trop évident. Et il manque une chose.

La musique.

Là, une autre métaphore s’impose : elle est culinaire. Si d’aucuns, emportés par l’élan quinziste, seraient tentés d’évoquer les riches saveurs et les surprises du cassoulet, nous nous inscrivons en faux : dans le « Mega », pas de fayots. C’est du côté de l’Extrême-Orient qu’il faut chercher.
Crouch, Touch, Engage fonctionne en effet comme une « marmite aux huit trésors ». Huit seulement ? Bien plus. Une subtile combinaison de goûts et de textures où chaque élément conserve sa saveur authentique et, pourtant, contribue à l’unité du plat. Un pot-au-feu savant truffé de « trésors » - une rythmique à 11/4, des gammes symétriques finement émincées, une mélodie tournicotée qui circule d’un instrument à l’autre, des citations burlesques, des syncopes gigognes, un peu de funk, un peu de soul, un peu de Fauré… - qui vous donnent envie de piocher encore dans le plat, pour essayer d’en retrouver un bout, mais non : c’est une autre surprise encore, une flûte à piston, un piano déguisé en kora, un chœur mâle en manière de haka, un soprano qui pleure tendrement son mail à Elise, un chorus de sax, des tablas, un solo de tuba à couper le souffle… Arrivé au bout de la marmite, vous n’avez qu’une envie : en reprendre encore, parce que vous êtes sûr de ne pas avoir tout capté, tant il y en a. Alors vous remettez l’album au début, le cœur léger parce que c’est travaillé, certes, mais diablement jouissif, et ça ne vous reste pas une minute sur l’estomac. Vous pouvez en reprendre sans crainte : la musique du Mégaoctet ne fait pas grossir.

Comme un bonheur n’arrive jamais seul, le CD s’accompagne d’un délicieux DVD réalisé par Julien Vivante qui vous invite au concert inaugural de ce répertoire, donné le 2 septembre 2008 [1], et vous offre en dessert quelques fruits et nougats particulièrement délectables en forme d’interviews-express des membres du groupe. Montées dans le même esprit facétieux et jubilatoire que leur sujet (prêtez attention aux arrière-plans), vives et loufoques, parfois effleurées par la gravité, elles illustrent mieux qu’un long discours – ou une longue chronique - l’esprit MegaOctet. Une des meilleures choses qui soient arrivées au jazz français dans les vingt dernières années. Vous en reprendrez bien un morceau ?