Scènes

Jazz à L’Étage monte au 10°

Compte rendu de Jazz à l’Étage 10° édition, du 6 au 9 mars 2019


Nicolas Gardel à Jazz à L’Etage

Pour ses dix ans, Jazz à L’Étage affiche un bilan enviable et une solide santé. Il affirme toujours plus sa place dans le paysage musical rennais, malouin, bretillien et breton. Il creuse son sillon dans la défense et illustration du jazz produit en France, sans s’interdire de regarder plus loin. Il accroît son soutien aux jeunes pousses locales et met son point d’honneur à accueillir toutes les sensibilités qui contribuent à forger le jazz de demain.

Mercredi 6 mars 2019
Fabrice Moreau, Double Portrait : épatant
Ce n’est pas l’élégant et brillant sideman d’Airelle Besson, Stéphane Kerecki, du regretté John Taylor, de Guillaume de Chassy, de Pierrick Pédron, de Michel Portal, etc. que Jazz à L’Étage accueille ce soir. Fabrice Moreau (batteur et compositeur) est à Rennes pour présenter en avant-première son premier album sous son nom, Double Portrait, sorti sur le label Incises, distribution Outhere, fin février dernier. Le nouveau leader a réuni autour lui Jozef Dumoulin au piano, Matyas Szandaï à la contrebasse, Ricardo Izquierdo au saxophone ténor, Antonin-Tri Hoang au saxophone alto et à la clarinette basse, des musiciens qu’il connaît bien.
On a retrouvé, sur la scène de Jazz à L’Étage, les qualités reconnues du batteur, l’élégance du jeu, la science des rythmes, un certain minimalisme. Mais, pour notre plus grand plaisir, il nous a été donné de constater que Fabrice Moreau compositeur sait aussi faire vibrer un orchestre, en polyphonie ou en forme rassemblée. A la science des rythmes s’ajoute la maîtrise de l’harmonie, un sens mélodique aiguisé. On y ajoutera une connaissance intime des couleurs.
Rien d’étonnant à cela. Fabrice Moreau est aussi peintre, c’est même la première discipline artistique qu’il a pratiquée. Nous pouvons nous faire une idée de son travail puisque dans son livret une reproduction de ses toiles figure en face de chacun des morceaux. Un rassemblement fécond.
Chacun des musiciens est excellent dans sa partie et au sein de l’ensemble. Antonin-Tri Hoang mérite une mention spéciale pour son engagement et son inventivité.

Thomas de Pourquery, Sons of Love : sensible et flamboyant
Après Play Sun Ra (Quark/L’Autre Distribution, 2014), le saxophoniste, compositeur et chanteur Thomas de Pourquery ne voulait pas que son groupe, Supersonic, devienne un groupe de reprises de Sun Ra. Il a alors composé pour chacun de ses camarades de scène, « sa famille musicale » dit-il, « des prétextes à jouer, à improviser, à faire sonner le groupe, (…) des terrains de jeu pour (ses) amis ». C’est ainsi que sous ses doigts et ceux d’Edward Perraud (batterie, électronique et voix), de Frederick Galiay (contrebasse et voix), d’Arnaud Roulin (piano, synthétiseurs et voix), de Laurent Bardainne (saxophone ténor, synthé, voix) et de Fabrice Martinez (trompette) est né Sons of Love (Label bleu / L’Autre Distribution, 2017). C’est l’album qui constitue le fil rouge du concert de ce soir.

Thomas de Pourquery par Jean-François Picaut à Jazz à L’Etage

Le voyage musical auquel nous convient ces « fils de l’amour » est plein de contrastes. On passe du bouillant, tonitruant, flamboyant, fébrile à une mélodie pleine de douceur sur un rythme ample et lent avant de revenir aux sensations fortes. Chaque musicien mériterait d’être cité, retenons la performance de Thomas de Pourquery au saxophone et au chant et saluons la beauté des trios vocaux interprétés par les trois soufflants.
Thomas de Pourquery et son sextette ont conquis, subjugué le public de Jazz à L’Étage.

Jeudi 7 mars 2019
Nicolas Gardel & The Headbangers : vous avez dit rock ?
A la tête de sa joyeuse bande, qui comprend Franck Mottin (saxophones et flûte), Thibaud Dufoy (claviers, piano), Dorian Dutech (guitares), Philippe Burneau (basse) et Jérôme Martineau-Ricotti (batterie), Nicolas Gardel (trompette, claviers, compositions) a dû surprendre ceux qui ne l’auraient connu qu’avec le très bel album qu’il a signé avec Rémi Panossian, The Mirror, (Matrisse productions / L’autre distribution, février 2017).
Ici, on est dans l’atmosphère funk-électro-rock. La trompette de Gardel est très souvent arrangée, le recours aux loops fréquent, l’usage de la réverbération très présent. On a quelques passages mélodieux, élégiaques mêmes, mais le growling n’est jamais loin. L’énergie, la vélocité, les couleurs violentes dominent. Les Headbangers vous font bouger, même quand vous restez assis. On est proche de l’atmosphère du rock et de la pop surtout dans la gestuelle du bassiste. La guitare, la basse, les synthés nous plongent parfois dans une atmosphère crépusculaire, saturée d’effets électroniques. Et la batterie cogne et cogne. C’est ce qu’on appelle la fête !

Vendredi 8 mars 2019
Éric Le Lann & Paul Lay, Thanks a Million, Tribute to Louis Armstrong : en toute intimité

Paul Lay & Eric Le Lann à Jazz à L’Étage © Jean-François Picaut

Le concert aurait pu s’appeler « Actualité de Louis Armstrong ». La relecture du grand « Satchmo » par Éric Le Lann (trompette et composition) et Paul Lay (piano et composition) est des plus réjouissantes. L’alliance d’un respect qui n’est pas servilité et d’une volonté de « casser les codes », selon la formule de Le Lann le taiseux. Le répertoire mélange des reprises et des compositions originales des deux hommes. « Farewell to Louis » de Paul Lay est un petit bijou et Le Lann fait de « Saint-James Infirmary » un grand moment par le panache dans l’énoncé et l’articulation du thème, le brio des variations.
Le Lann a eu l’intelligence de ne pas cantonner Lay dans un rôle d’accompagnateur, ils se portent mutuellement vers les sommets. Un concert intimiste d’une grande intensité.

Samedi 9 mars 2019
Joëlle Léandre et Pascal Contet : Happy Anniversary !
Il y a vingt-cinq ans que Joëlle Léandre (contrebasse) et Pascal Contet (accordéon) se sont rencontrés, à l’initiative du second. Ils sont devenus amis et nous proposent de célébrer avec eux cet anniversaire par une grande fête de l’improvisation dont ils sont tous deux des maîtres incontestés.

Pasacal Contet à Jazz à L’Etage

Ici, la créativité est souveraine. Pas de programme établi, chacun.e réagit aux propositions de l’autre. On s’élève, sans effort dirait-on, vers les sommets. La musique concrète ou contemporaine affleure fréquemment et pourtant ce que nous entendons reste charnel, animé par cette pulsation profonde, sans laquelle, selon Joëlle Léandre, il n’est pas de musique. Elle aurait pu être chanteuse de blues.
Léandre et Contet exploitent les possibilités extrêmes de leurs instruments mais cela n’exclut pas l’harmonie, la mélodie, l’ampleur du propos. Cette musique généreuse est porteuse, génératrice d’images. Et qui s’en plaindra si Joëlle Léandre y ajoute parfois une touche de folie ?

Avishaï Cohen, Arvoles : feu d’artifice final
Il fut le parrain de Jazz à L’Étage à sa création, pour son retour, dix ans plus tard, Avishaï Cohen (contrebasse, voix, composition) nous offre la primeur de son prochain album Arvoles (arbres en ladino), chez RazDaz Recordz - Warner music, juin 2019. Il est accompagné ce soir par Elchin Shirinov au piano et Noam David à la batterie, qu’il connaît depuis leurs 16 ans ! Des sidemen de haut vol, comme d’habitude.

Avishaï Cohen à Jazz à L’Etage

J’ai toujours l’impression que la mélodie, tantôt chantante, tantôt dansante, souvent les deux, est naturelle chez Avishaï Cohen. C’est le cas ici. On peut ajouter l’exploitation de toutes les techniques de l’instrument : pizzicato, arco, slap, percussion. Il fait corps avec sa contrebasse et leur relation paraît charnelle.
« Arvoles » et « Just One, Tribute to Chick Corea » déchaînent l’enthousiasme du public qui réserve une ovation debout à l’ensemble du concert. En retour, il aura droit à deux bis. Pour le dernier, Avishaï Cohen interprète seul au piano « Sometimes I Feel Like a Motherless Child ». Beaucoup d’émotion.

Cette 10e édition de Jazz à L’Étage a brillé par la diversité et la richesse de ses propositions, dans les concerts et dans les animations. C’est un beau socle pour la décennie à venir.