Bailey-Ibarra / Braxton
c’était à Banlieues Bleues et Tom Storer s’y trouvait.
Banlieues Bleues 2001
Théatre Gérard Philippe, Saint-Denis
le samedi 17 mars 2001
Première partie : Derek Bailey - Susie Ibarra Duo : Derek Bailey (g), Susie Ibarra (d).
Deuxième partie : Anthony Braxton Tentet, « Ghost Trance Musics » : Anthony Braxton, James Fei, Brian Glick, Chris Jonas, Steve Lehma, Seth Misterka, Jackson Moore (anches), Kevin O’Neill (g), Seth Dillinger (b), Kevin Norton (batterie, marimba, vibraphone).
Derek Bailey, doyen du free anglais et pionnier de l’improvisation libre (cf. son livre « L’improvisation, sa nature et sa pratique dans la musique », édité en France par Outre Mesure), a rencontré la jeune Susie Ibarra, batteur (batteuse ?) très en vue de la scène
newyorkaise, pour une heure de duos improvisés devant un public très
appréciatif. Pour ma part, je trouvais leur prestation un peu décevante, mais c’est toujours le risque que courent les musiciens à jouer sans filet. Bailey m’a semblé manquer d’inspiration ce soir - pratiquement toujours dans un registre médium, sans varier beaucoup de dynamique ou de timbre, sans trouver des propos particulièrement intéressants. En comparaison, Ibarra était brillamment inventive, mais malheureusement elle suivait respectueusement le guitariste. Très sensible aux moindres variations de ses méandres, elle anticipait fréquemment ses fins de phrases ou changements d’atmosphère. Elle prenait souvent des petits motifs de Bailey pour en extraire et développer les rythmes, immédiatement et subtilement. J’avais l’impression qu’avec un partenaire plus vif ou moins réservé on aurait pu assister à des moments réellement lyriques ou étonnants. Mais pour moi, la contribution de Bailey est restée sans distinction, et l’exploration consciencieuse qu’a fait Ibarra des possibilités de son instrument n’était finalement que trop académique.
En deuxième partie, le Tentet d’Anthony Braxton a joué une composition de son style actuel, appelé « Ghost Trance ». Le compositeur s’est inspiré des musiques de transes trouvées un peu partout dans le monde, par exemple parmi les Amérindiens, pour concevoir ce style qu’il développe depuis 1995. J’étais méfiant, ayant entendu même des braxtonophiles de longue date affirmer que cette musique était aride et inintéressante, mais elle m’a séduit. (Un
certain nombre de personnes ayant quitté la salle après le début du concert du Tentet, il faut croire que les avis étaient partagés).
Les sept saxophones, plus guitare, contrebasse et batterie, ont commencé par une ligne mélodique lente, emphatique, jouée par tous sans contrepoint aucun. Après un moment, je me suis rendu compte que ce n’était pas la peine d’attendre que quelque chose arrive - ce qui allait arriver était déjà en route. L’idée de base semble être qu’une mélodie monolithique, abstraite, procède toujours de manière délibérée, de temps en temps basculant dans, ou coexistant avec, une ou des autres du même genre. Les improvisations - relativement rares - renouaient avec les procédés familiers de Braxton, alliant virtuosité et bruitisme avec beaucoup de personnalité. Elles semblaient découler étroitement des instructions du compositeur, du moins pour leur durée et leur placement. Les musiciens changeaient parfois d’instrument, surtout le percussioniste Kevin
Norton qui faisait des allers-retours entre batterie, marimba et vibraphone. Ou bien certains musiciens s’arrêtaient un moment, laissant la parole à un sous-ensemble. La diversité des timbres créait une fascinante surface multicolore ainsi qu’une impression de volume, de profondeur, de force. Comme dans les oeuvres minimalistes, le temps musical ordinaire s’est trouvé suspendu et à l’intérieur de cet espace sans urgence, nous pouvions entrer dans la transe pour contempler le progrès inévitable et mystérieux - je dirais même majestueux - de la musique. Anthony Braxton avance toujours dans son chemin de créateur imprévisible et sans compromis pour nous offrir, avec sa Ghost Trance Music, quelque chose de profondément original et cohérent.