Portrait

Steve Lacy


© Nicholas Perrier

Steve Lacy, né Steven Lackritz le 23 juillet 1934 à New York, est mort à Boston le 4 juin dernier d’un cancer du foie. Avec son instrument, le saxophone soprano, il a relié la Nouvelle-Orléans (car la seule grande figure du soprano avant lui, c’était Sidney Bechet) à Cecil Taylor (avec qui il a travaillé dans les années 50) et à John Coltrane (qui s’est mis au soprano grâce à l’exemple de Lacy). Son parcours l’amènera de New York en Europe et, peu avant la fin, de nouveau aux Etats-Unis.

Adolescent, Lacy rencontre Cecil Scott, clarinettiste, saxophoniste et chef d’orchestre de jazz dès les années 20 qui est son premier professeur et le fait entrer dans le monde de jazz traditionnel. Lacy joue alors de la clarinette et du saxophone soprano (rare à l’époque, et surtout associé à Sidney Bechet) avec Henry « Red » Allen, Pee Wee Russell, Buck Clayton, Pops Foster, Zutty Singleton… Un bon début ! En 1953, il suit des cours à la Schillinger School de Boston, devenue depuis la célèbre Berklee School, avant de revenir à New York l’année suivante fréquenter la Manhattan School of Music. Il s’essaie à d’autres instruments mais décide finalement de rester fidèle au soprano. C’est aussi en 1953 qu’il rencontre Cecil Taylor, avec qui il restera six ans. Ce dernier lui fait découvrir la musique de Thelonious Monk (ainsi que la sienne propre !). On imagine l’ouverture et l’imagination de ce jeune homme qui collabore avec Taylor, découvre Monk et continue à jouer « old style », tout cela en même temps. En 1954, avec le sextette du trompettiste Dick Sutton, il enregistre Dixieland Goes Modern et Progressive Dixieland. Tout un programme.

1955 : Lacy joue sur le premier disque de Cecil Taylor. 1957 : il fait partie du quartette du pianiste au Newport Jazz Festival et enregistre son premier disque en tant que leader, avec Wynton Kelly au piano. 1958 : il enregistre son deuxième disque, Reflections, entièrement consacré aux compositions de Monk, avec Mal Waldron et Elvin Jones. 1960 : il passe quatre mois au côté de Charlie Rouse dans le quartette (devenu quintette) de Monk. New York est en pleine ébullition en ce début des années 60 et Lacy y occupe une position centrale. Il va sur le pont de Williamsburg, entre Manhattan et Brooklyn, répéter avec Sonny Rollins pendant sa « retraite ». Il répète également avec Ornette Coleman, et se produit au Five Spot dans le groupe de Jimmy Giuffre. Il forme un quartette avec le tromboniste Roswell Rudd pour jouer exclusivement le répertoire de Monk. Tout en collaborant régulièrement avec Gil Evans, il s’associe au Jazz Composer’s Orchestra (Paul et Carla Bley, Jimmy Lyons, Archie Shepp…).

En 1965, c’est le départ pour l’Europe avec Don Cherry. Il joue avec des compatriotes (Cherry, Kenny Drew) ainsi qu’avec des Européens - NHOP, Jean-François Jenny-Clark, Aldo Romano… En 1966, un bref séjour en Argentine se prolonge de manière imprévue : il y passe plusieurs mois en compagnie d’Enrico Rava, Johnny Dyani et Louis Moholo. En 1968 il s’installe en Italie, où il noue avec l’avant-garde européenne des liens qui vont continuer à se renforcer quand il s’installe à Paris en 1970.

Steve Lacy devient alors une figure incontournable du free jazz français et européen de l’époque. Avec sa femme, la chanteuse, violoniste et violoncelliste Irène Aébi, il forme un groupe régulier qui, au fil des ans, comprendra Kent Carter ou Jean-Jacques Avenel à la contrebasse, Steve Potts aux saxophones alto et soprano, Oliver Johnson ou John Betsch à la batterie et Takashi Kako ou Bobby Few au piano. Dans ses prestations solo, il interprète ses propres compositions (comme le fameux « No Baby ») ainsi que celles de Monk ou d’autres compositeurs. Ses duos mémorables avec Mal Waldron en 1981 ont donné lieu à un disque encensé par la critique, récemment ré-édité par Hatology dans un coffret de 4 CDs.

Les temps changent… Le free « old style » perd un peu de son chic avec l’arrivée de la vague néo-bop, l’acid jazz et la nouvelle musique improvisée, l’impro électronique etc. Mais malgré sa présence et son engagement à des moments-clé tels que New York en 1960-64 et Paris au début des années 70, et malgré son influence, Lacy a toujours été un musicien sui generis. Dans les années 80 et 90, il joue et enregistre en solo (encore Monk), en duo (avec Gil Evans, Eric Watson, Ran Blake), avec son quartette ou en sextette. Il s’associe avec des chorégraphes pour des concerts mêlant musique et danse et met en musique la poésie de Bryon Gysin. En 1992 il reçoit de la prestigieuse MacArthur Foundation un prix doté d’une somme conséquente. Le fisc français le découvre alors et croit avoir affaire à un riche artiste américain. Lacy, qui a utilisé son argent pour faire tourner son groupe, ne s’est pas suffisamment occupé de la comptabilité ; il se retrouve harcelé par les inspecteurs des impôts, à tel point qu’il décide en 2000 de quitter définitivement la France, après trente années à Paris, pour accepter un poste d’enseignant au New England Conservatory of Music à Boston. Quatre ans plus tard, il succombe à un cancer du foie.

Steve Lacy faisait partie de cette génération pour qui la rupture entre jazz traditionnel et jazz d’avant-garde n’a jamais réellement existé : pour eux, le premier ne représentait pas l’histoire mais leur jeunesse, et le second n’était ni un choix de départ, ni une répudiation, mais une évolution naturelle. Steve Lacy, c’était la solution de continuité entre le New Orleans et Monk - un bopper qui jouait du free, un avant-gardiste dont le jeu de soprano renvoyait directement au blues par son phrasé empreint de swing, son timbre riche et varié, son ironie et son lyrisme sardonique. Cette histoire-là ne l’a jamais quitté, même quand il a aidé à construire le free jazz, à New York d’abord, en Europe ensuite. Maintenant qu’il nous a quittés, on se rend compte qu’en fait, chaque génération est irremplaçable. Sa discographie abondante fait désormais partie de la mémoire d’une des plus grandes époques du jazz, celle qui s’étend de l’après-guerre au free et au-delà.