Bigre !
Tohu-bohu
Le premier disque de Bigre !, le big band du collectif lyonnais Grolektif dont sont issus de jeunes talents comme Romain Dugelay, qui tient ici avec fermeté le sax baryton, définissait avec justesse toute la surenchère cuivrée que peut signifier ce nom-titre lancé comme une interjection. Après une digression pop en compagnie de N’Relax (Shining Bright Today), entre puissance et fragilité, cette formation de 19 membres dirigée par le trompettiste Félicien Bouchot propose à présent un délicieux Tohu Bohu, double album roboratif propre à séduire ceux pour qui le funk n’est jamais meilleur que lorsqu’il se pelotonne dans les musiques improvisées et diverses influences allant du cinéma italien des années 70 à un afro-beat passé à la moulinette de compositions très contemporaines (« Kofi » avec un beau solo de Clément Edouard au sax).
Tohu Bohu, au-delà du tintamarre - très ordonné - que suggère son nom, sonne comme une scansion énorme ; à preuve le glissando des quatre trombones (dont Loïc Bachevillier qui s’offre un solo de choix sur le nerveux « Bam Bam » (atmosphère à la Fat Albert Rotunda de Hancock) ou le claquement des cinq sax (outre Dugelay, notons le solo de Fred Gardette sur « Police à Perpette », qui suspend soudain le temps). Bien sûr, on pourrait prendre cette démonstration de force collective comme une volonté d’occuper l’espace. Mais si la démesure fait partie de l’image du groupe, qui prend manifestement plaisir à sa propre exubérance, le cœur du sujet est plutôt à chercher du côté d’une efficacité de tous les instants et de méandres pulsatiles entre jazz, rock et funk.
En deux faces au format ramassé (à peine plus d’une trentaine de minutes chacune) et en forme de double uppercut, ce disque fait avant tout entendre une machine bien huilée qui ne s’embarrasse pas des codes convenus du big band. Cela n’empêche pas Tohu de démarrer sur une ouverture très conventionnelle que vient balayer une bombe groove à fragmentation de cuivres. Le travail de d’arrangement et de direction de Bouchot, complété par le travail remarquable de Nicolas Mondon à la guitare électrique (notamment sur « Paso By » sur Bohu, où sa capacité à densifier la rythmique évoque le jeu d’Olivier Benoît dans le Circum Grand Orchestra) transforme cette fougue en acier au point de fusion.
Tohu est, lui, franchement funk. Il revient à des fondamentaux de scène (« Les animaux sont des êtres comme les autres » [1]) et insiste sur la rythmique surpuissante menée par la basse électrique de Raphaël Vallade et la batterie de Guilhem Meier. Quant à Bohu, il se fait plus fureteur et visite d’autres chemins ; un paso doble qui aurait croisé Tarantino dans « Paso By » et le solo sanguin de Thibault Fontana, ou ce moment de douceur qui joint la voix d’Audrey Vollerin à une atmosphère rappelant Shining Bright Today. On ressort de ce Tohu Bohu ivre de couleurs vives et chancelantes, comme l’annonce déjà la pochette ; une ivresse garantie sans contreparties saumâtres au lever. A peine les pieds qui bougent tout seuls…