Chronique

Black String

Mask Dance

Yoon Jeong Heo (geomungo), Jean Oh (g), Aram Lee (fl), Min Wang Hwang (perc, voc)

Label / Distribution : ACT

Comme souvent, le moment de la découverte est décisif. Il est rare, en effet, qu’après avoir refermé un album, on prenne la peine de le rouvrir différemment − pas une question de choix de plage, non, mais d’intensité de la première rencontre − et c’est probablement encore plus vrai pour un disque comme celui-ci : tant de choses s’y annoncent comme étranges ou insolites, et pourtant se révèlent rapidement hospitalières et accueillantes, qu’on ne lâche plus cette impression.

On est donc à l’écoute et bientôt le silence se remplit. Mask Dance commence, une pluie de plus en plus drue d’événements qu’on appellera (faute de mieux) sonores gagne l’atmosphère. Des airs innombrables se font entendre, lointains, puis se rapprochent, s’entraînent, accélèrent, entrent en continuité les uns avec les autres, s’harmonisent on ne sait comment. Ce qui impressionne n’est pas tant la vitesse ou la force des sons que leur richesse, leurs différences, leur diversité qui coexiste dans un laps de temps aussi réduit. Instant de concentration. Une seule plage de quelques minutes et des siècles d’histoire musicale semblent passer sans perte par le filtre de quelques micros. Une musique est là, à notre écoute, dense. Une Corée à la fois familière et inconnue, étrange d’être si proche.

Cette possibilité extraordinaire (mais d’autres plus avertis seront sans doute moins impressionnables), on la doit bien sûr à Yoon Jeong Heo qui a formé ce quartette et produit cet enregistrement. Spécialiste du geomungo − instrument connu depuis le VIIe siècle au moins et fondamental dans la musique coréenne pour ce qu’il a pu porter de traditions − elle a su associer les capacités de ce magnifique objet, sorte de longue caisse en bois sur laquelle sont tendues six cordes de soie, à bien d’autres sonorités, qu’elles soient anciennes ou récentes, acoustiques ou électrifiées. Ainsi entend-on, au côté des flûtes, chants et percussions issus eux-mêmes de différentes Corées − du chamanisme à la musique de cour − le souffle électrique, voire électronique (les glitchs quasi imperceptibles dans « Growth Ring ») de cet instrument au moins aussi étrange : la guitare à corps plein, que le XXe siècle a vu naître.

Peut-être alors l’étrange beauté de ce disque est-elle dans la facilité déconcertante avec laquelle il avale, absorbe, intègre dans son jeu la soi-disant modernité ? Il y a, bien sûr, le fait d’entendre les deux instruments à cordes, guitare et geomungo, si souvent alterner, échanger ou partager leur rôle (d’appui rythmique par exemple) et faire sentir ainsi, entre eux, une intimité qu’on n’aurait pas cru possible d’avance (et même en raison de leur affinité matérielle). Il y a aussi, et surtout, ces flûtes toujours très volubiles, aux sonorités pleines et continues, qui chantent telles des sortes d’infra-voix humaines et nous racontent des histoires qu’on croirait presque comprendre sans que pourtant l’on ne saisisse, bien entendu, ni les tenants ni les aboutissants.

La chanteuse coréenne Youn Sun Nah a insisté sur l’immense poids de tradition que la leader de Black String était capable de porter. On pourrait tout aussi bien faire remarquer la légèreté avec laquelle elle a su faire de la « modernité » une nouvelle forme de tradition.