Chronique

Tarkovsky Quartet

Nuit Blanche

François Couturier (p), Anja Lechner (cello), Jean-Marc Larché (ss), Jean-Louis Matinier (acc)

Label / Distribution : ECM

Troisième album du quartette publié chez ECM et toujours cette dimension cinématographique que François Couturier avait, dès le début de l’aventure, souhaité donner à leur musique, rendant ainsi hommage au réalisateur russe dont la formation porte aussi le nom. Dès « Nuit Blanche », première plage longue du disque, le violoncelle d’Anja Lechner nous met en présence de paysages immobiles et désertiques qui rappellent les bandes originales de Nick Cave et son compère Warren Ellis. On pense notamment à L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford dans lequel est demandé au violoncelle d’exprimer la même lenteur aveugle — plus, même, que contemplative.

L’album gagne à s’écouter d’une traite, et dans l’ordre où il se présente, tant l’alternance rigoureuse de pièces courtes (toujours moins de trois minutes) et de pièces longues fait réellement partie de la composition du disque. Sous les titres brefs sont offerts toute une série de rêves que les langues et les nombres distinguent « Rêve I », « Dream II », « Traum V » mais que la musique assemble : nuits hantées de bruits de chaînes ou de bêtes étranges, aubes annoncées par des bruits d’oiseaux, des airs lumineux, le tout exprimé dans une grande liberté mélodique. Or, face à cette collection foisonnante de rêves, voire de cauchemars, les plages longues nous plongent dans un état plus difficile à cerner. À la sortie de leur premier disque, François Couturier évoquait la lenteur hypnotique des films de Tarkovsky. Et c’est bien une certaine forme de sommeil que font ressentir ces pièces intercalées entre les rêves. Dès les premières mesures, en effet, souvent marquées par le piano de Couturier, la musique du quartette nous enveloppe dans une sorte d’obsession lente d’où peu à peu s’échappent souvent, mais sans brusquerie, le saxophone de Jean-Marc Larché ou l’accordéon de Jean-Louis Matinier. Leur musique semble suivre, et décrire du même coup, la courbe d’un difficile éveil dont on ne sait, même si le disque semble s’éclairer au fil du temps, s’il est pleinement abouti. L’effet d’hypnose domine.

Alors vient cette idée folle, au bout d’une telle traversée de nuits somnambules, que les plus grands artistes sont ceux qui parviennent à inventer un sentiment, ce qui veut dire être capable de faire sentir, et dans sa plus grande pureté possible, une émotion qui est ressentie par beaucoup mais toujours tous plus ou moins confusément — car, au quotidien, on la mêle à tant d’autres déjà reconnues, nommées et répertoriées. Je ne sais quel fond de tristesse la musique composée par ces quatre artistes touche et atteint (le quartette s’appelait à ses débuts Nostalghia), mais on sent bien comment à pas lents, dans ces boucles patiemment reprises, ils essaient de capturer, d’entraîner avec eux (et nous avec !), cette torpeur douloureuse dans laquelle pataugent parfois les jours de chacun. Et la sortant ainsi de son existence nocturne, ils en soulèvent un chant qui en est comme la voix fragile : émotion à la fois nouvelle et pourtant obscurément connue.