Chronique

Blue Note 60’s Records (1) - Jackie McLean & Grachan Moncur III

Les albums Blue Note

Label / Distribution : Blue Note

L’histoire du jazz est faite de rencontres. Quelques-unes ont contribué à l’écriture de ses pages les plus mythiques. Dans le studio de Rudy Van Gelder au début des années soixante, deux musiciens aux perspectives convergentes incarnent avec brio la transition entre le genre hard bop et l’avant-garde. La collaboration de Jackie McLean (1931-2006), prolifique saxophoniste alto du label Blue Note depuis les années cinquante et du tromboniste Grachan Moncur III (1937-), est de ces complicités génératrices de chefs-d’œuvre.

Le phrasé de McLean est immédiatement identifiable. À partir de cette période, la singularité du musicien est la fausseté intentionnelle de son jeu. Cette dissonance dote les thèmes d’une ampleur atypique. Puis, dans le fond du temps, les solos se détachent en complaintes libérées. Ils dénaturent le timbre habituellement clair de l’alto, empruntant volontiers celui, plus langoureux, du ténor. En 1963, le saxophoniste abandonne définitivement le be bop et se distancie des influences new-yorkaises des années quarante et cinquante. Il s’associe alors à de jeunes musiciens encore peu connus et s’impose comme un des acteurs principaux du courant musical avant-gardiste préfigurant la « new thing. » Il contribuera ainsi à crédibiliser ce mouvement, admiré ou décrié, qui changera irrévocablement la face du jazz. McLean favorise dans cet élan la reconnaissance d’un autre altiste, Ornette Coleman, fer de lance du mouvement free dont les albums The Shape of Jazz to Come (1959) et Free Jazz (1961), aux titres évocateurs, ont déjà engagé la révolution musicale.

Grachan Moncur III est l’interlocuteur privilégié de McLean. Il lui répond par phrases épurées. Le jeu fluide étire les sons en lignes éthérées. Alternativement cristallines et feutrées, des ambiances contrastées naissent de quelques motifs simples. Successeur de l’illustre J.J. Johnson, il fait preuve d’un jeu qui tient autant de l’hommage que de la transgression. Cet ancien membre du Jazztet d’Art Farmer et Benny Golson sera plus tard, aux côtés d’Archie Shepp, l’un des rares trombonistes free.

Aux côtés de Jackie McLean et Grachan Moncur III, chaque musicien enrichit les sessions de son style propre tout en s’inscrivant dans un ensemble cohérent. Tous s’inspirent et se surprennent mutuellement. La participation des batteurs contribue singulièrement à la création d’ambiances novatrices. Alors que Tony Williams prodigue un continuum leste et raffiné, Rashied Ali échafaude des séquences plus abruptes. Ailleurs, le vibraphoniste Bobby Hutcherson confectionne avec minutie des climats sibyllins. L’emprise de leurs prédécesseurs est manifeste, mais une émotion légitime naît à l’écoute de ces jeunes musiciens qui s’affranchissent peu à peu de leurs influences. A la recherche de nouvelles idées, tant du point de vue de la technique instrumentale que des sonorités ou des propositions mélodiques, ils redéfinissent le rôle tenu par chaque membre au sein d’un ensemble de jazz et basculent en peu de temps d’un jazz plutôt conventionnel à une musique résolument subversive. Il n’est pas rare que les compositions s’effacent derrière les improvisations ou que les rythmes fluctuent selon l’interprétation. On y parle davantage d’ambiances, de mouvements, de progressions collectives. Cette musique est aussi profondément associée à un message politique, une revendication sociale encourageant l’émancipation de la communauté noire américaine. A travers cet art moins commercial et plus intellectualisé, la libération annoncée est autant culturelle que musicale.

Héritiers du hard bop, les thèmes originaux évoluent en un free sophistiqué dont l’intensité varie en cadences rythmiques. Les improvisations développées majoritairement sur des modes stimulent l’inspiration des solistes. En se distançant des grilles d’accords du be bop, ils éludent les contraintes de la forme afin de privilégier le fond, quitte à avancer vers l’inconnu. La musique de ce début des années soixante s’inscrit dans ce que l’on appellera avec le recul le jazz modal. Les structures des morceaux demeurent souvent tout à fait traditionnelles, mais si une valse ou un blues sont interprétés c’est pour élancer l’expression. La forme n’est pas systématiquement désavouée mais l’intention musicale stimulée par de multiples influences conduit à une remise en question des règles musicales en vigueur. Cette démarche audacieuse est en phase avec le contexte en mutation de ce début de décennie. Elle est à l’image de la vie, illustrée ici et maintenant dans sa multiplicité. Chaque morceau exprime une expérience ou un sentiment humain et dévoile véritablement une histoire racontée en sons.

L’album Evolution se démarque sans doute des autres collaborations. Grachan Moncur III s’y révèle pour la première fois en tant que leader. Les quatre pièces progressent en improvisations collectives et en chorus aventureux conservant toutefois un ancrage dans le hard bop. Une esthétique inattendue réside dans ce tiraillement. Les rythmes et les mélodies imbriqués forment un tout insécable et mouvant. Le rôle interchangeable des solistes et des rythmiciens inaugure une confusion intelligente. Une sincérité palpable et rare affleure de cette musique, de ces cinq disques enregistrés toujours en quintet pour le label Blue Note :

  • One Step Beyond (1963)
    Jackie McLean : alto saxophone ; Grachan Moncur III : trombone ; Bobby Hutcherson : vibes ; Eddie Khan : bass ; Tony Williams : drums
  • Destination Out (1963)
    Jackie McLean : alto saxophone ; Grachan Moncur III : trombone ; Bobby Hutcherson : vibes ; Larry Ridley : bass ; Roy Haynes : drums
  • Evolution (1963)
    Jackie McLean : alto saxophone ; Grachan Moncur III : trombone ; Bobby Hutcherson : vibes ; Bob Cranshaw : bass ; Tony Williams : drums
  • Hipnosis (1967)
    Jackie McLean : alto saxophone ; Grachan Moncur III : trombone ; Lamont Johnson : piano ; Scotty Holt : bass ; Billy Higgins : drums
  • Bout Soul (1967)
    Jackie McLean : alto saxophone ; Grachan Moncur III : trombone ; Lamont Johnson : piano ; Scotty Holt : bass ; Rashied Ali : drums
par Jonathan Glusman // Publié le 11 août 2008
P.-S. :
  • Dernier disque paru de Grachan Moncur (décembre 2007) Inner Cry Blues (Lunar Module)
  • Dernières rééditions de Jackie McLean : Blue Note (Rudy Van Gelder et Connoisseurs Series