Chronique

Bojan Z

Soul Shelter

Bojan Zulfikarpasic, piano et Fender Rhodes

Label / Distribution : Universal

Un solo de piano qui s’ouvre avec la respiration naturelle de l’instrument. Un disque qui commence avant de commencer. Un son étrange et profond, métallique et boisé. Un son de piano brut, celui du coffre, de la table d’harmonie, du cadre. De l’espace, de l’air. Avant d’entendre le piano chanter, Bojan Z a l’élégance de le présenter. C’est l’introduction de « Full Half Moon », thème magnifique énoncé à la main droite, soutenu par la percussion naturelle de la main gauche sur le coffre du piano. Ensuite, une harmonisation en accords, et la main gauche pour appuyer le thème puis le soutenir fermement en accords roulants et solides. La fameuse main droite de Bojan Z, impétueuse et fière, véloce et inspirée, explose enfin en une cascade libératrice, colorée et rugissante. « Sweet Shelter Of Mine », en référence au titre de l’album, est plus aérien, lyrique, proche de la ballade romantique. C’est le son du piano Fazioli qui donne une impression de classicisme. Mais cette composition est tout en vagabondages, en rêveries. On y ressent bien la solitude et la quiétude du pianiste.

Comme pour mieux nous surprendre, le titre suivant « Hometown », tranche fortement avec la résonance du morceau précédent en ouvrant sur un riff de blues, au Fender Rhodes [1]. Grave, dans un style funky, le riff – d’abord doublé à la main gauche au piano, se transforme en thème. Les sonorités s’entrechoquent. Les sons ronds et graves du piano enrobent à peine les sifflements pincés et grésillants du Fender. Il en ressort une impression de balancement continu et l’illusion d’une multiplicité d’instrumentistes. Les effets électroniques font sonner par moment une troisième voix, rythmique, comme un roulement de caisse claire. La fin du morceau est une longue plainte en écho, tout en résonance et en harmonique.

Suit « Bohemska », au piano. Rapide, syncopé et très rythmique, il évoque naturellement les Danses roumaines de Béla Bartók. Plein d’humour, le pianiste place une citation de l’« Hymne à la joie », pied-de-nez européen à ceux qui rejettent les nomades et tous les bohémiens, au sens rimbaldien même…

Retour à l’introspection avec « Dad’s Favorite », complainte chantante, jouée au piano à la main gauche, dans le registre grave pour changer. Un thème interrogatif, une phrase qui reste en suspens. Bojan joue en accords, avec une harmonisation verticale, précise et collée au thème, comme un unisson entre les deux mains, les deux voix. Il semble chercher une issue à cette question posée, mélodiquement et textuellement : quelle est la favorite ? Il inverse les voix à la fin, comme dans un miroir et la main droite reprend le thème en écho.

Sur « Sabayle Blues », une nappe électronique, sonore et tournoyante remplit l’espace. Petit blues inspiré, le pianiste est détendu, facétieux. Epuré et lent, ce thème lui laisse de l’espace pour jouer avec les sons. Il claque les cordes à la main, bloque les harmoniques, étouffe les résonances.

L’enchaînement avec « Nedyalko’s Eleven » est évident et naturel. Le son et le style du pianiste, ses techniques de jeu, le doublement au Fender, tout est présent sur ce morceau. Pas de blues au sens harmonique, mais une impression de mélancolie, de tristesse, de colère même. La main droite semble incontrôlable, emportée dans une course folle. Le final, en accords plaqués, majestueux, y met un terme. Il ne reste que l’impression fugitive du thème, répété de plus en plus aigu, de plus en plus lointain, comme une traînée de poudre, une queue de comète.

S’ensuit un dialogue parlé et non chanté. « Subways » : un interlude de cliquetis percussifs où le piano est bousculé et caressé, miaule et ronronne comme un chat.

Sur « 303 », c’est un déluge de notes, cristallines et cascadeuses. Pourtant le thème est lent et mesuré. Mais cette ritournelle se transforme peu à peu en danse endiablée, syncopée et tournoyante pour finir, en rupture, dans un calme apaisant.

Avec « Sizuit Forever », on retrouve le couple piano et Fender pour un dialogue sur une mélodie très rythmique, roulante et empreinte de blues comme d’éclats de mélodies balkaniques. On entend, à la fin, une délicate évocation du thème, au Fender, comme une boite à musique. C’est le dernier thème composé par le pianiste, c’est la dernière mélodie de son univers.

Un accord suffit pour reconnaître immédiatement les harmonies ellingtoniennes du dernier titre. Pourtant, le passage de l’un à l’autre se fait avec naturel et « On A Turquoise Cloud » trouve logiquement sa place sur ce disque. Petite pépite de swing et de chant, cet arrangement est réalisé par Bojan à partir d’une version pour orchestre, [2]. A entendre cette magnifique restitution, on se prend à imaginer d’autres pièces du Duke arrangées et jouées par le Z…

Le précédent disque en solo de Bojan Z, Solobsession, portait déjà la marque indélébile du génie musical dont fait preuve ce pianiste. D’ailleurs les deux disques se ressemblent : même marque de piano - Fazioli -, même ingénieur du son et même manière de travailler en duo et isolé, même goût pour les citations musicales dans les chorus, même mélange de compositions et de reprises. Mais dix ans sont passés dans la vie du musicien et son discours s’est enrichi de nouvelles influences, de nouveaux éléments de langage, d’une maturité aussi qui font de ce Soul Shelter, non pas le second volet d’une expérience en solo, mais le jalon d’une nouvelle décennie de création. Comme si, tous les dix ans, Bojan se devait de faire le point, de se rassembler, de se poser avant de repartir, tout neuf.

Soul Shelter renferme tous les trésors d’invention et de créativité de Bojan Z, comme une goutte d’essence pure.

par Matthieu Jouan // Publié le 27 février 2012

[1le fameux Xenophone, instrument baptisé ainsi par Bojan Z, qui procède d’un Fender trafiqué par ses soins et dont il peut obtenir certaines sonorités inédites

[2« On a Turquoise Cloud » (D. Ellington – L. Brown) Enregistré le 22 décembre 1947 à New York. Avec Ray Nance, vn ; Lawrence Brown, Tyree Glenn, tb ; Jimmy Hamilton, cl ; Johnny Hodges, as ; Al Sears, ts ; Harry Carney, bcl ; Duke Ellington, p ; Oscar Pettiford, Junior Raglin, b ; Sonny Greer, d.et Kay Davis, vocal