Chronique

Brad Mehldau

Jacob’s Ladder

Label / Distribution : Nonesuch / WEA

Dans la discographie de Brad Mehldau, Jacob’s Ladder est à rapprocher de ses albums orchestraux, progressifs et électroniques comme Largo (2002) ou Finding Gabriel (2019). Tout pile la part de son travail que trop d’auditeurs considèrent avec circonspection, voire un léger mépris, préférant cantonner le pianiste dans des formats plus conventionnels et mieux adaptés aux gros paquebots de la musique mainstream estivale (solo, trio, quartet). S’il est capable de tout faire avec le même talent et la même sincérité, c’est pourtant dans cette esthétique, qu’il revendique comme sa première influence musicale, que son langage est le plus original. En 2020, alors qu’il est déjà en plein travail sur la suite qu’il entend donner à Finding Gabriel, Brad Mehldau est stoppé dans son élan par le COVID [1].

En guise de parenthèse, il enregistre un solo (Suite April 2020) mais pour Jacob’s Ladder, il doit non seulement repenser la manière de réaliser le disque (résidant à Amsterdam, il lui est impossible de réunir tous les musiciens dans un même studio) mais aussi intégrer et digérer le bouleversement émotionnel généré par la pandémie mondiale. Le projet prend alors une direction qu’il n’avait pas imaginée au départ.
Il choisit de traiter deux thématiques. Sur le fond, il met en musique ses questionnements spirituels (Jacob’s Ladder, l’échelle de Jacob, est le moyen de locomotion des anges entre le ciel et la terre, ou métaphoriquement, le moyen de communication entre Dieu et les hommes [2]). Sur la forme, il utilise l’arithmétique en prenant comme inspiration de départ le nombre d’or et la suite de Fibonacci (0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13… [3]) pour finalement aboutir à sa propre numérologie poétique. Sans avoir besoin d’un doctorat en mathématiques appliquées, pendant toute l’écoute du disque on devine ces contraintes formelles par des singularités de métriques ou des étrangetés de carrures qui nous projettent avec ravissement dans un ailleurs musical.

Mais c’est par la manière dont Mehldau s’approprie de son matériau d’origine que Jacob’s Ladder prend toute sa dimension d’album concept. Étonnamment, il ne signe lui-même que trois des douze plages du disque. Les autres titres sont issus du répertoire de quatre groupes de rock progressif ou de métal (Rush, Gentle Giant, Periphery et Yes) mais le pianiste ne se contente pas de les interpréter ou de les réarranger. Ils les re-compose, les réorganise, les entremêle pour nous figurer rien de moins que l’Histoire d’une vie humaine. L’album commence par une évocation de l’enfance avec « Maybe As His Skies Are Wide » où la voix d’ange de Luca van den Bossche nous marque d’emblée au fer rouge. Plus tard, la vie d’adulte, ses compromissions et ses aléas avec le tryptique « Cogs in Cogs » inspiré de l’album concept The Power and the Glory du groupe britannique Gentle Giant. Vient ensuite la rencontre avec Dieu avec la suite « Jacob’s Ladder », pièce la plus méditative et la plus inquiétante de l’album qui se ponctue par des cris d’agonie avant l’ouverture des portes du paradis de la plage finale, « Heaven ».
Brad Mehldau signe avec ce disque une œuvre aussi dense que légère, aussi mystérieuse que limpide, aussi abstraite que charnelle. Un indispensable dans la discographie du musicien.

par Hélène Gant // Publié le 18 septembre 2022
P.-S. :

Brad Mehldau (claviers), Mark Guiliana (batterie), John Davis (électronique), Joel Frahm (sax), Lavinia Meijer (harpe), Motomi Igrashi-de Jong (lirone), Joris Roelofs (clarinette basse), Paul Pouwer (batterie basse), Pedro Martins (guitare, voix), Chris Thile (mandoline, voix), Cécile McLorin Salvant, Luca van den Bossche, Tobias Bader, Becca Stevens, Safia McKinney-Askeur, Timothy Hill, Damien Mehldau, Fleurine (voix).

[1Désolée, je me refuse à écrire la COVID. Pas par féminisme, juste parce que c’est vilain.

[2Il y a encore un léger doute, hein…

[3Chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent. Ça, c’est sûr.