Scènes

La bonne note des Sets Découverte de Jazz à Vienne

La 33e édition de Jazz à Vienne a été marquée par une innovation en tout début de soirée : les « sets découverte ». Retour sur les cinq formations qui ont bénéficié de cet accélérateur de notoriété.


L’édition 2013 de Jazz à Vienne est marquée par une innovation remarquée, « le set découverte ». L’idée de son promoteur, Stéphane Kochoyan, directeur de Jazz à Vienne : propulser de jeunes artistes ou formations de jazz tricolores encore peu connus, et leur permettre de jouer pour la première fois, pour la plupart, devant six à huit mille festivaliers selon les soirs.

Jazz à Vienne renoue de la sorte avec ce que devrait être avant tout le rôle des festivals : à côté des grosses machines destinées à remplir les gradins, discerner avant les autres ce que seront les artistes-phares de demain et leur permettre de sortir du « pot au noir » artistique. Cinq « sets découverte » ont été programmés cet été. Ils ont occupé la scène du Théâtre antique à partir de 20h, pour une demi-heure à trois-quarts d’heure de concert, avant l’arrivée du gros plateau. L’occasion d’accéder pour les festivaliers à de toutes neuves émotions artistiques.

« Le rôle d’un festival n’est pas de proposer au public ce qu’il attend, mais ce qu’il n’attend pas ! » a coutume de répéter le directeur du Festival d’Avignon. Ce qui est vrai pour le théâtre l’est encore plus pour la musique de jazz qui, en perpétuelle ébullition, voit arriver en permanence sur la scène française de nouveaux artistes ; ceux-ci peinent à percer dans un monde musical où l’offre est importante et le niveau élevé. C’est pourquoi Stéphane Kochoyan, directeur de Jazz à Vienne, a lancé ce concept cette année… et annoncé à l’issue de la manifestation que, ayant été très bien accueilli par le public, il serait reconduit en 2014.

C. Bonacina © Christophe Charpenel

Cinq « sets découverte » ont été programmés cette année en ouverture d’autant de soirées, soit près d’une soirée sur trois de l’édition 2013. C’est la saxophoniste Céline Bonacina qui ouvre le bal le 1er juillet, lors de la soirée consacrée à la musique des Caraïbes (Kassav, Malavoi et Ralph Tamar). Une incongruité, la présence de cette saxophoniste jazz à la fois frêle et forte, à peine plus grande que son baryton, son instrument de prédilection (elle joue aussi de l’alto et du soprano) lors de cette soirée plutôt connotée variété ? Possible, mais il y a un rapport, aussi ténu soit-il : franc-comtoise d’origine, elle a enseigné au Conservatoire de Saint-Denis de la Réunion et en est revenue inspirée par la musique de cette autre île (certes fort éloignée des Caraïbes). D’où l’intitulé à double sens de son groupe, « Céline Bonacina Réunion ». C’est avec lui qu’elle a enregistré cette année Open Heart, produit et mixé par Nguyên Lê (ACT/Harmonia Mundi). « Out of Everywhere », tiré de ce même disque, donne le ton du concert. La tonalité grave du sax baryton permet à la musicienne, accompagnée par la rythmique incandescente du fidèle Hary Ratzimbazafy, de jouer sur les contrastes avec les vocalises de l’acrobatique Leïla Martial et le timbre cristallin du vibraphone d’Ilya Amar. Une belle manière de voyager dans un ailleurs chaleureux et coloré, jubilatoire de liberté et de créativité. Ce qui n’est pas surprenant, au demeurant : Céline Bonacina est une découverte du ReZZo (promotion 2009), ce concours rassemblant les jeunes pousses du jazz qui se déroule chaque année non loin du Théâtre antique de Vienne, tous les jours à Cybèle, là où bat de midi à une heure avancée de la nuit le cœur battant (et gratuit) du festival. Elle a aussi été nommée aux Victoires du Jazz 2011 et assuré une résidence à l’AmphiJazz de l’opéra de Lyon en février dernier. Ce coup de pouce du « set découverte », lui permet de gravir une marche supplémentaire.

Line up : Céline Bonacina (s, comp), Leïla Martial (voc), Illya Amar (vb), Romain Labaye (b), Hary Ratzimbazafy (dms), Nicolas Leroy (perc).


Difficile de qualifier la musique des Doigts de l’Homme, même s’ils sont le « set découverte » de la soirée Gypsy le 2 juillet, en lever de rideau du Trio Rosenberg et de Goran Bregovic. Manouche, leur musique l’est indubitablement, mais pas seulement : s’ils restent fidèles à l’esprit, ils n’hésitent pas à la métisser de rock, demusique africaine, voire de variété, en interprétant par exemple une décoiffante version du « Poinçonneur des Lilas » de Gainsbourg. Une musique du bonheur, surtout servie par les compositions du groupe.

Le public est surpris d’apprendre que les « Doigts de l’Homme » sont des voisins, puisque d’origine ardéchoise. Pourtant, ces voisins de Jazz à Vienne n’y avaient encore jamais été programmés, alors qu’ils tournent dans le monde entier depuis une dizaine d’années, avec près de quatre cents concerts au compteur depuis la création du groupe par son leader, Olivier Kikteff, au début des années 2000. Une excellente idée. Au côté du contrebassiste Tanguy Blum et de Yannick Alcoer et Benoît Convert aux guitares, Antoine Girard, à l’accordéon, petit dernier de l’équipe, apporte la note épicée du piano à bretelles. Les doigts sont au complet, et capable de métisser façon manouche une bonne part des musiques du globe.


Imperial 4tet © Christophe Charpenel

Autre régional de l’étape : le Big Band de l’Œuf est aussi programmé en ouverture, dans le cadre d’un troisième « set découverte » en prélude à la soirée « French Touch » du 4 juillet. Il laissera ensuite la place à Jacky Terrasson, puis à la création musique et photo de Louis Sclavis, Michel Portal, Henri Texier et Christophe Marguet avec le photographe Guy le Querrec, né à Arles.

Œuf ? Entendez « Orchestre Energique à Usage Fréquent ». Il fête cette année ses dix années d’existence, et c’est un des trois grands big bands de la région Rhône-Alpes avec Bigre ! et l’Amazing Keystone Band, déjà programmés à Jazz à Vienne. Survivant dans un monde où les grands orchestres professionnels font de plus en plus figure de dinosaures, il a été créé par Pierre Baldy-Moulinier, compositeur et chef d’orchestre. Une large place est laissée à l’improvisation collective, ce qui fait la force et la richesse de cette formation. Son travail ambitieux et exigeant permet à la grande variété de timbres de s’exprimer pleinement, on le constate notamment lors de la suite en trois mouvements issue de leur dernier disque Cascade (2012), intitulée « La Vie et la Mort » - un véritable concerto pour tuba qui laisse pantois.

Les dix-huit musiciens de l’Œuf, dont quelques-uns des meilleurs solistes de la région lyonnaise, aiment les longues pièces. Ils ont juste le temps ici de donner envie de les réécouter sur leur récent (et deuxième) CD. Tout travail original - et le leur tout particulièrement - a besoin de temps pour naviguer entre les neurones et atteindre enfin sa cible. On est assez désarçonné par ce big band qui s’affiche comme labo de recherche musicale tout en s’efforçant de préserver le plus grand nombre d’oreilles. Mais il réussit, dans sa démarche, la quadrature de l’Œuf.

Line up : Pierre Baldy-Moulinier (trombone, saxhorn, flûte à bec), Christophe Metra trompette, bugle), Hervé Salamone, Pierre Drevet, Vincent Stephan (trompette) ; Robinson Khoury, Jean Crozat (trombone) ; Vincent Ollier (tuba, saxhorn), Boris Pokora (sax alto, soprano, clarinette) ; Hervé Francony (sax alto, clarinette) ; Eric Prost (sax ténor), Antoine Bost (sax ténor et soprano), Sylvain Félix (sax baryton, alto), Hervé Humbert (batterie), Basile Mouton (contrebasse, basse), Bruno Simon (guitare), David Bressat (piano, claviers) et Fabien Rodriguez (percussions).


C McLorint Salvant © Christophe Charpenel

Il n’aura échappé à personne que l’affiche de Jazz à Vienne ne représentait cette année ni un rat musqué, ni l’allaitement d’un gentil petit diable (quelle histoire !), pour ne citer que ceux-là. Cette fois c’étaient deux jeunes chanteuses tout sourire, portant de grosses lunettes. L’une des deux évoquait évidemment Cécile McLorin Salvant, artiste résidente de Jazz à Vienne 2013 et qui, en tant que telle, aura donc été au four et au moulin durant tout le festival.

Dans le paysage des voix féminines, si marqué par Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan ou Dianne Reeves, il est rare qu’une nouvelle venue parvienne à s’imposer rapidement. C’est pourtant le cas de cette jeune femme, qui n’en est pas à son coup d’essai, notamment à Lyon. Elle était déjà venue à Vienne il y a deux ans pour un set rapide, et l’an dernier avec l’Amazing Keystone Big Band, dont elle est la « voix ». Enfin, elle fut également, au printemps dernier, l’invitée du festival A Vaulx Jazz, avec la même formation, pour un concert de toute beauté.

A Vienne 2013, ce fut un peu tout ça, en plus concentré. Le 4 juillet elle était l’invitée de Jacky Terrasson, partenaire attentif avec qui elle aime nuancer son chant à l’extrême. Outre diverses interventions tout au long du festival, elle fut surtout présente le 9 juillet. Tout d’abord, sur la grande scène, en quartet, avec notamment le pianiste Aaron Diehl, présent sur Woman Child, son deuxième album. Un set écourté comme l’exige la grande scène lorsqu’y sont programmées le même soir trois formations successives. Mais elle s’est aussi et surtout produite au Club de Minuit, retrouvant l’Amazing Keystone Big Band dans sa version « quintessence » à six musiciens-arrangeurs. Elle y a repris des thèmes anglais ou français arrangés par Jon Boutellier, David Enhco ou Fred Nardin. Quelle facilité à se glisser dans la musique, au milieu de solos de toute beauté ! Entre ces musiciens et cette jeune femme originaire de Floride règne une osmose particulière, qui met en valeur sa sensibilité tout en retenue, et l’apparente simplicité de son chant expressif, tour à tour décontracté ou abrupt, nourri d’un timbre chaud qui retient immédiatement l’attention.

Le set fut donc l’occasion de retrouver, seul, l’Amazing Keystone Big Band dans sa version "de poche » ; il a déroulé quelques thèmes de son vaste répertoire, guidé par la contrebasse toujours impeccable de Patrick Maradan et les drums affûtés de Romain Sarron. Fred Nardin (p), Bastien Ballaz (tb), David Ehnco (tp) et Jon Boutellier (s) ont, comme souvent, distillé de jolies impros qui ont pris, au Club et dans cette formation réduite, une résonance particulière.

Line up : Cécile McLorin Salvant (voc), Aaron Diehl (p), Paul Sikivie (b), Rodney Green (dms).


Soirée du 13 juillet : Impérial Quartet

Il n’est jamais banal de remporter un concours de jazz - surtout celui du RéZZo qui met aux prises, d’un côté, quelque chose comme les vingt-deux meilleures formations de l’Hexagone et de l’autre un jury de vieux briscards dont (jusqu’à cette année) Thierry Serrano, directeur d’A Vaulx Jazz, et François Postaire, directeur de l’Amphi de l’Opéra de Lyon. Comme on le sait, c’est donc l’Imperial Quartet qui a remporté le RéZZo 2012, aboutissement d’une aventure commencée tout juste deux ans plus tôt, lorsque Damien Sabatier, Gérald Chevillon, Antonin Leymarie et Joachim Florent ont décidé de lancer cette formation atypique associant deux saxophonistes qui utilisent à peu près tous les registres de l’instrument, un bassiste et un batteur/percussionniste. Autour de Lyon, ces musiciens ne sont pas des inconnus : avides d’expériences, de rencontres improbables, de sons toujours renouvelés, ils n’ont cessé de dynamiter les scènes qui voulaient bien les recevoir, du Rhino Jazz à celle, regrettée, d’Agapes, en passant par l’Amphi ou d’autres lieux plus éphémères. D’ailleurs, juste avant Jazz à Vienne, Thierry Serrano avait eu la bonne idée de leur donner carte blanche au dernier festival A Vaulx Jazz. Moyennant quoi, Sabatier et Chevillon, drapés dans des costumes qu’on ne risque pas d’oublier, avaient débarqué avec deux percussionnistes mandingues, Ibrahima Diabaté et Ali Diarra, pour une rencontre au croisement d’improvisations « intercontinentales », jazz européen d’un côté, rythmes réinventés en provenance du Mali, du Bénin ou du Burkina Faso de l’autre.

Imperial 4tet © Christophe Charpenel

Si A Vaulx Jazz a été pour eux une des principales étapes du RéZZo (la formation gagnante est programmée çà et là tout au long de l’année), le passage sur la grande scène de Jazz à Vienne, en préambule de la dernière soirée, en représente le stade ultime. Un exercice qui n’a, on s’en doute, rien de simple : entre un public distrait venu plutôt pour danser sur les ritournelles de George Benson, les étourneaux qui font des loopings, des avions de papier qui n’en font pas, le grand soleil et les barquettes de frites, l’ambiance ne prête pas forcément à l’écoute d’une musique inventive. Heureusement, l’Impérial a déjà une belle expérience de la scène, par ailleurs, ses « leaders » (terme risqué dans un quartet aussi soudé) usent de saxophones qui retiennent immédiatement l’attention. Et, de fait, leur set viennois, certes rapide, a eu des allures de feu d’artifice. Rapide, dense, éclatant. Mélange de transgression, de groove ravageur martelé par un sax basse ou baryton décapants, et d’enthousiasme. Le tout en temps limité. C’est la règle du jeu. Mais l’Imperial est quand même parvenu à tout dire, séduisant un public qui découvrait une de ces jeunes formations à l’éclatante santé, digne représentant du jazz hexagonal d’aujourd’hui.