Tribune

Buddy DeFranco (1923 - 2014)

Clarinettiste, attaché à la pratique quasi exclusive de cet instrument, il fut l’un des rares à s’inscrire dans le champ ouvert par Dizzy Gillespie et Charlie Parker, le bebop.


Une longue carrière, qui l’a conduit des big band de la fin des années 40 aux petites formations qu’il aimait former avec ses amis Terry Gibbs ou Joe Cohn, en passant par le JATP, les grands disques réalisés pour Clef et Verve dans les années 50, la direction du Glenn Miller Orchestra, et les rencontres avec l’accordéoniste Tommy Gumina. Un musicien à (re)découvrir, surtout en France, où il fut d’abord bien mal accueilli ; il continue d’y être méconnu et sous estimé, malgré les efforts de quelques producteurs et musiciens éclairés.

Buddy DeFranco nous a quittés le 24 décembre 2014. Il est mort à Panama City en Floride, il était né le 17 février 1923 à Camden, dans le New Jersey. Il avait donc 91 ans. Sa disparition, pour des tas de bonnes et mauvaises raisons, n’a pas fait les gros titres des journaux.

Parler de Buddy DeFranco revient au fond à régler la question, épineuse et bien étrange, de sa réception chez nous. Dans les années 50, ses superbes disques (Clef et Verve, il y en eut plus de vingt !) ne connaissent aucune édition française, et ils ne sont pas régulièrement importés. Lors d’un concert du JATP à Paris, il est copieusement sifflé, sans qu’on sache très bien au fond si c’est son jeu qui est mal reçu, ou si les agitateurs profitent de son passage et de sa réputation de « moderniste » pour régler des comptes avec leurs rivaux. La guerre des jazz(s) en France aura eu parfois des effets bizarres. Car, « moderniste » ou pas, il est (à l’époque) peu écouté et très peu soutenu par la critique, qui y voit un clarinettiste froid chez qui la technique prime sur l’affect, sur l’émotion. Et puis comme il est blanc, et que dans ces années-là la critique française, qu’elle s’en défende ou pas, reste plutôt alignée sur des positions héritées du panassiéisme, ses chances d’être reconnu chez nous sont minces. Aujourd’hui encore, et malgré le temps qui a passé, Buddy DeFranco est trop ignoré, même des « amateurs » de jazz.

Et pourtant ! Un clarinettiste français (Fabrice Zammarchi) a écrit (avec sa compagne Sylvie Mas et le concours de Buddy DeFranco lui-même) le seul ouvrage qui existe sur celui qui vient de disparaître, ouvrage qui a trouvé éditeur aux USA, et a donc été publié dans ce pays après traduction en anglais du texte original ! Superbe retour des choses, et même - on aimerait le croire - retournement de tendance ! Ce « beau livre » de 380 pages, de format 26x28,5, bourré de photos, documents d’époque, etc, et chroniqué ici même par Alain Le Roux-Marini, constitue non seulement un témoignage unique sur la vie et l’oeuvre de BDF, mais encore une source précieuse sur tout un pan de l’histoire du jazz, puisque sont évoquées les années 40, l’ère des grands orchestres, l’arrivée du bebop, les années 50, et toute la suite d’une histoire que DeFranco a connu de près et habité lucidement. On ajoutera qu’en 1991 François Lacharme, alors en responsabilité de la programmation du club « Les Alligators », a approché le clarinettiste et a réussi à la convaincre de venir jouer deux soirs dans son club, avec enregistrement à la clé. [1] DeFranco s’est laissé faire, non sans avoir émis quelques réserves au départ, liées au traumatisme originel que lui avaient laissé la France et les Français… [2]

Il faut donc écouter [3] Buddy DeFranco, et faire justice à tous les mauvais procès qui lui ont été faits, procès d’ordre idéologique à vrai dire, comme nous en avons l’habitude chez nous. Technicien hors pair de la clarinette, il n’a pas eu son équivalent à l’époque, et ne connaît que de rares disciples aujourd’hui [4]. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Que d’avoir découvert un soir Charlie Parker, et d’avoir été submergé par le jeu, la brillance, la musique de l’auteur de « Ko-ko », a conduit le clarinettiste, d’abord à renoncer à « doubler » l’alto (chose courante à l’époque des grands orchestres), et ensuite à tenter de reproduire, à la clarinette, toute la fluidité d’une part, mais aussi la complexité rythmique et harmonique du jeu de « Bird » d’autre part. Dès le début des années 50, quand il est recruté par Count Basie dans le fameux octet « moderniste » qui le voit jouer aux côtés de Wardell Gray, Clark Terry, Charlie Rouse, Serge Chaloff et Buddy Rich, son talent éclate : clarté de l’énonciation, pureté du son qui sait cependant se voiler dans le grave ou s’iriser de flèches tendues dans l’aigu, sens du swing et de la mise en place, volonté affirmée de phraser dans le style bop, à l’instar de Clark Terry lui-même ! Que veut-on de plus ?

Les explications à la surdité ne manquent pas, c’est vrai. La clarinette est, dès cette époque, sur le déclin, même si Benny Goodman , Woody Herman et Artie Shaw continuent à la propulser, chacun à leur manière, à la tête de leurs orchestres. Au point d’ailleurs que BDF cherchera un temps à monter lui même un big band. Mais le saxophone (alto et ténor) s’impose comme l’instrument du moment, le « bâton noir » devient assez vite ringard, et pour peu que vous ne l’approchiez pas comme les « grands » clarinettistes de la Nouvelle-Orléans, vous êtes vite remisé aux oubliettes. Jimmy Hamilton, l’excellent clarinettiste de chez Duke Ellington, parfait technicien lui aussi, proche parfois de Buddy DeFranco dans sa perfection « classique », subit les remontrances de la critique et se fait (gentiment, parce qu’il est noir et propulsé par le Duke…) chambrer. Bref, et à l’exception de Jimmy Giuffre, qui aura la chance de jouer free au bon moment [5] et qu’un très bon « jazz critic » français en fasse son jeu de mot préféré, les clarinettistes sont relégués au second plan. C’est dire d’ailleurs le courage qu’il faudra à Michel Portal pour tirer la clarinette de ce mauvais pas. Mais c’est une autre histoire.

Revenir à l’écoute de Buddy DeFranco c’est, par exemple, plonger au coeur de sa production des années 50. Pour y saisir un nombre incalculable de choses essentielles. D’abord le nombre de disques réalisés pour Norman Granz, sans compter les participations aux divers JATP : entre le 15 avril 1953 et le 5 avril 1958, au moins vingt séances, probablement autant de disques, et des partenaires à faire rêver : Art Tatum bien sûr [6] (c’est par ce disque qu’on le connaît un peu chez nous), mais aussi (et pour moi surtout), Sonny Clark, Kenny Drew, Art Blakey, Oscar Peterson, Gene Wright, Ray Brown, Herb Ellis, Louis Bellson, Tal Farlow, Harry Edison, Jimmy Rowles, Don Fagerquist, Georgie Auld, Barney Kessel, Carl Perkins, Stan Levey, Curtis Counce, Herbie Mann, Scott LaFaro ! Dès le disque In A Mellow Mood (MGV 8169 avec Sonny Clark), « The Bright One » fait entendre un époustouflant solo, d’une vivacité folle, où, sur un tempo d’enfer, chaque note est énoncée distinctement sans - pour le coup - la moindre trace de « note fantôme ». Comment résister à tant d’audace, à tant de vie insufflée dans le tuyau noir ? Une déferlante, soutenue par un pianiste qui en était à ses débuts, et quels débuts ! Mais aussitôt, et pour répondre par avance à ceux qui voudraient l’enfermer dans des jeux (supposés stériles) de pure virtuosité, un « Laura » plein de tendresse, un phrasé d’une souplesse extrême, un vibrato doux et rêveur… La perfection en somme. Des idées, du sens, dans toute l’acception du terme. Reproduisez aussi souvent que possible l’expérience, vous obtiendrez le même résultat. Buddy DeFranco est imprenable, volubile ici, méditatif là, toujours juste sur l’ensemble de la tessiture de son instrument [7]. Des aigus droits et ciselés (mais ce sont des aigus !), un médium chaleureux, un grave boisé sans effet excessif. Et j’ajoute, pour les amateurs de raretés, les interventions de Don Fagerquist (tp) dans les disques « hommages » à Benny Goodman et Artie Shaw. On ne rate pas ça !!!

Les disques de la période Clef/Verve sont assez faciles à trouver en réédition CD d’origine hispanique (merci Jordi Pujol), Universal s’en désintéresse manifestement, les somptueuses sessions avec Sonny Clark ont été éditées en coffret Mosaic (introuvable, ou assez cher), le reste de la production (importante) du clarinettiste est trouvable à condition de savoir chercher. BDF, après la fin de son contrat avec Norman Granz, a réalisé deux ou trois très beaux disques avec l’accordéoniste Tommy Gumina (encore un musicien ignoré chez nous !), puis au moment où il commençait à se poser des questions sur sa carrière, on lui a proposé de diriger l’orchestre de Glenn Miller. Huit années de tournées, un travail harassant, mais la certitude de pouvoir jouer et en vivre. La fin de sa carrière aura été heureuse dans l’ensemble : il a dirigé de petits combos avec ses amis Joe Cohn (g), le fils d’Al Cohn, le saxophoniste, ou en compagnie du vibraphoniste Terry Gibbs, lequel (il faudra aussi le dire un jour) a dirigé un grand orchestre magnifique (le Dream Band) vers la fin des années 50 et le début des années 60. A ma connaissance, et à l’exception du seul disque qu’il ait enregistré à la clarinette basse, qui n’est pas transcendant, il n’existe pas de mauvaise session de BDF, live ou en studio.

Musicien sans légende, sans troubles majeurs, Buddy DeFranco a beaucoup donné à la musique, avec classe, dignité, et sens de la mesure. Élégant, plein d’humour, ses interprétations ne dérapent jamais. Pourtant, elles portent secrètement, dans les moments d’exaltation, une sorte de folie furieuse, celle-là même qui l’a conduit un jour à vouloir jouer à la façon de Charlie Parker sur un instrument qui n’était pas vraiment fait pour ça. C’est parfois ce genre de défi qui produit le grand art.

par Philippe Méziat // Publié le 11 janvier 2015

[1Un CD Musidisc 500302. Buddy DeFranco y est accompagné par Alain Jean-Marie au piano, Michel Gaudry à la contrebasse et Philippe Combelle à la batterie.

[2Je remercie Fabrice Zammarchi et François Lacharme, car sans le livre du premier et l’entretien que le second a bien voulu m’accorder, cet article n’aurait pas été le même.

[3Et si possible sans a priori. La chose n’est pas simple…

[4Dont Eddie Daniels, qui pourrait bien avoir été « ostracisé » pour les mêmes raisons.

[5Tout en apparaissant comme un disciple de Pee Wee Russell, issu de l’ancienne école.

[6Dont BDF dira, avec le plus grand respect et une pointe d’humour de grande classe, que « jouer avec Art Tatum c’était un peu comme poursuivre un train lancé à vive allure sans jamais pouvoir le rattraper »

[7Buddy DeFranco disait avec une belle ironie tendre que si Jimmy Giuffre revendait sa clarinette elle serait à l’état neuf dans les aigus.