Tribune

Ça se boit comme du jazz

Une nouvelle sur quelques héros du jazz et leurs chefs-d’œuvre


Il était une fois, dans un royaume pas si lointain, une race de seigneurs s’apprêtant à offrir à leurs frères humains d’inestimables joyaux.
On aimerait se nommer Dante pour chanter l’épopée de ces guerriers de lumière et de leur difficile combat. Insultes, mépris, hostilité de la part des uns. Heureusement compensés par l’admiration, l’adoration, l’adulation que leur portaient les autres.

Conter encore de ces surhommes, de ces femmes d’exception, la foi, la ferveur, le feu. Ainsi que leurs affrontements homériques, nés d’un défi souvent. Mais une rencontre de hasard suffisait pour que deux factions opposées se lancent dans une lutte acharnée remplie de fureur et surtout de bruit.

Alors la vaisselle, la réparation de la vieille Ford, la sieste, les jeux érotiques même étaient laissés en suspens. Il ne pouvait être question de rater l’un de ces tournois. Accourus sur les lieux, les habitants de la ville, tous sexes et âges confondus, ne ménageaient pas leurs encouragements. À une offensive ingénieuse censée terrasser l’ennemi du jour répondait une contre-attaque brillantissime. Et les ondes de joie de parcourir la foule.
Heureuses batailles où l’animosité n’avait aucune part ! Qui n’empêchaient nullement le respect de l’adversaire. Et qui s’achevaient sans la moindre effusion de sang. Il convient toutefois d’être honnête en précisant qu’elles laissaient parfois de cuisantes blessures. D’amour-propre.
Dans ce royaume donc étaient comtes, duc et, cela n’étonnera personne, un roi. Que peut éprouver un monarque sachant que son règne touche à sa fin ? Du dépit ? De l’amertume ? Du ressentiment ? Tout cela à la fois ?

Pourtant tu ne devrais pas, Papa Joe. Tu pourrais plutôt te sentir fier. Après tout c’est toi qui lui as donné sa chance, à ce va-nu-pieds mal dégrossi sur le point de te détrôner. Tu l’as accueilli au sein de ton armée. Tu lui as transmis l’essentiel de ton savoir. Et même montré quelques techniques d’attaque imparables. Il t’en sera reconnaissant toute sa vie.

Moment clé de cette passation de pouvoir, été 1928.
Regardez-le marcher, le prétendant, dans les rues de Chicago. Chapeau melon, souliers vernis et sourire éclatant. Ne dirait-on pas que le monde lui appartient ? C’est d’ailleurs de plus en plus le cas. Une séance est programmée pour le jour même et il rêve d’en découdre.
Il s’avance maintenant dans l’arène, arme à la main. Et cette machine infernale, destinée à répandre le bonheur en rafales, il la porte à sa bouche.

Et il souffle.
Alors n’existe plus dans l’univers tout entier que cette, quatre notes noires en phrase descendante Sol-Mi bémol-Do-Fa dièse, cadence de trompette, triolets en cascade, étourdissante, silences à peine perceptibles suivi d’un trait précipité, éblouissante, infimes décalages par rapport au tempo, miraculeuse.
On aimerait arrêter le cours du temps. Se lover à jamais au sein de cette sonorité éclatante, littéralement inouïe. C’est malheureusement impossible. Car la trompette poursuit sa route. Impériale elle expose le thème, soutenue par le reste du groupe. Évoquant l’éclair de l’introduction sur les dernières mesures, elle offre un tremplin idéal au premier chorus.
Que peut faire un malheureux musicien ordinaire face à une telle maestria ? Tenter d’assurer sa partie sans trop de fausses notes. Nous ne nous attarderons donc pas sur le solo peu inspiré de Fred Robinson au trombone.
Vient le tour de Jimmy Strong et l’indigo de sa clarinette. Douce quiétude teintée de mélancolie. Attentif à préserver le climat du morceau, le chanteur lui répond en scat, évitant d’employer sa raucité gutturale habituelle.
Clarinette… Ouah da di… Clarinette… Ouah da di dou ouah… Clarinette.
Y eut-il jamais, quelque part sous les étoiles, dialogue d’amoureux plus tendre que celui-ci ?
Mais pourquoi cette sourde appréhension dans un moment aussi parfait ? À cause de l’entrée inévitable et imminente de ce maudit piano ! Mais en l’occurrence on a tout faux. Car, à la place de Lil Hardin – et là nous n’oublierons pas d’adresser une action de grâces à Sainte Cécile – se tient l’exquis, l’incomparable Earl ’Fatha’ Hines en personne.
Nous ne dirons pas de mal de celle qui vint remplacer dans la vie du trompettiste la dénommée Daisy Parker qui, ancienne prostituée au caractère ombrageux, avait fait du lancement de briques à la tête de son époux son amusement favori. Le fait qu’elle risquait de détruire de bien précieuses lèvres ne lui avait jamais effleuré l’esprit.
De plus c’est Lil qui le poussait à s’affranchir de la tutelle de Joe « King » Oliver. Mais vraiment, ses sautillements intempestifs au piano… !
Dans le studio d’enregistrement, la fraîcheur d’une source claire. C’est le solo aérien d’Earl Hines dessinant sur ses touches de tranquilles arabesques. Au milieu de son chorus il double le tempo pour imposer une figure syncopée au swing solide. Retour ensuite à la quiétude originelle de la mélodie.
Une introduction de feu suivie d’un morceau construit sur une subtile alternance de tension-détente, il n’y aurait rien à rajouter. Mais parce que Générosité est son nom, le titan noir empoigne de nouveau sa trompette et…

« Les Blancs sont supérieurs à ces Nègres, comme les Nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont aux huîtres. »
Voltaire in Traité de Métaphysique, 1734

… il émet cette note. Un Si bémol tenu sur quatre mesures. Un Si bémol totalement magique. Parce qu’il déchire brusquement le voile des apparences et que désormais il n’est plus possible de douter. Sous les traits d’un fabuleux trompettiste de jazz nommé Louis Armstrong se dissimulait Prométhée revenu de l’Olympe. Et le feu dérobé aux dieux, il est bien décidé à en faire, de nouveau, don aux hommes.

Mancy Cara au banjo, Zutty Singleton à la batterie fournissent un soutien sans faille au trompettiste. Il y a toutefois dans la pulsation rythmique une sorte d’attente à laquelle Louis met fin en égrenant des doubles croches sur chaque temps. Arrivé au bout de son chorus, il dépose doucement sa dernière note qui reste comme suspendue en l’air.
Pour la coda, retour du piano avec quelques broderies pleines de délicatesse.
Il revient au grand Satchmo d’apposer son paraphe. Il le fait en reprenant plusieurs fois la même note, semblant vouloir opposer à sa fulgurante introduction une conclusion toute de retenue.

« West End Blues » vient d’être gravé par le label Okeh. Instant de grâce… Le Roi et le Comte se sourient, heureux. Un peu incrédules aussi. Oui Earl, et toi aussi Louis. C’est bien vous qui venez de créer cette pépite. La première d’une longue série que vous enregistrerez ensemble ou séparément. Le poignant « Tight Like This » par exemple. Ou des morceaux plus légers mais tellement joyeux tels « Mahogany All Stomp » ou le délicieux « Savoy Blues ». Ecouter « Savoy Blues » c’est se retrouver au cœur de l’été jouant à la pétanque avec des amis très chers. Saucisses et grillades sur le barbecue. La salade de tomates est prête (dans l’ordre : huile d’olive, origan, ail, tomates, beaucoup de basilic et mozza coupée fine). Et les incontournables bouteilles de rosé (Cuvée du Golfe de Saint-Tropez : au nez fleurs de genêts et abricot, note poivrée en bouche). Quant à « Saint-Louis Blues », il vous transporte sur les bords de Saône en compagnie de l’être aimé. Quelques écharpes de brume flottent encore au-dessus de l’eau. On entend le cri des mouettes survolant les péniches. Enfin, les cloches de la cathédrale vous signifient qu’il est l’heure de rejoindre ce petit bouchon du quartier Saint-Jean (au menu : Tarte fine de Saint-Marcellin et jambon de pays, Quenelle de brochet soufflée, Profiteroles au chocolat. Le tout accompagné d’un pot de Côteaux du Lyonnais).

« En Afrique les filles foisonnent, mais elles sont toutes aussi malfaisantes et pourries que le liquide fangeux des puits sahariens »
Guy de Maupassant in Le Verrou, 1882

Lointaine descendante de ces filles africaines tu étais, Princesse, belle comme le jour. Tant pis si l’expression est usée. Aucune ne peut mieux te convenir. Belle comme le jour et délicate comme une fleur de gardénia.
Et tu chantais. Pas avec la puissance d’une Ella Fitzgerald. Ni avec la virtuosité d’une Sarah Vaughan. Mais laquelle aurait mieux que toi pu dire la fin d’un amour, la trahison de l’amant, le train noir de la peine ? Parce que, Princesse, tu étais rentrée tôt à l’école de la douleur.
Cinq ans. La sieste avec ton arrière-grand-mère, morte dans son sommeil ses bras refermés sur toi. Emprisonnée à cause de la rigidité cadavérique tu avais hurlé pendant des heures avant d’être délivrée.
Ton viol par un voisin à l’approche de tes douze ans t’avait conduit dans un centre de rétention pour délinquants. Prison, prostitution, alcool et drogue ensuite. Passons sur la belle collection d’ordures qui te tinrent lieu d’amants.
Humiliations. Trop noire parmi les Blancs. Ce patron de club où tu passais en vedette qui te demande de prendre le monte-charge au lieu de l’ascenseur pour ne pas indisposer sa clientèle.
Trop blanche parmi les Noirs. Cet autre exigeant que tu te noircisses le visage pour être raccord avec les musiciens.
Pressentie pour tourner un film, les réalisateurs te confièrent un rôle de soubrette et t’imposèrent d’apprendre à parler petit-nègre « Moi contente Missié… » Tristes imbéciles !
Il y eut tout de même des moments dans ta vie où la médiocrité n’était pas de la partie.

Un professeur juif, Abel Meeropol, arriva au Café Society - New-York – avec la chanson qu’il avait écrite en déclarant « Elle est pour Billie Holiday ».
Barney Josephson, propriétaire d’un lieu où la ségrégation était interdite, accepta immédiatement et régla la mise en scène.
On ne prend plus de commandes. La caisse enregistreuse est bloquée. Noir total dans la salle. Un seul projecteur fixé sur ton visage. Et, impératif absolu, tu devais t’éclipser à la fin sans même saluer.
Tu avais fait la moue en découvrant ce texte tellement éloigné de ton répertoire. Puis tu as repensé à cette femme victime d’un accident. On l’avait laissée se vider de son sang sur les marches d’un hôpital du Mississippi réservé aux blancs. Tu lui devais cette chanson.
Quelle femme ? Juste l’Impératrice Bessie Smith. La plus grande chanteuse de blues de tous les temps. Sinistres crétins !

Les arbres du Sud portent un fruit étrange
Instant de flottement dans le public. De quoi parle-t-elle ?

Du sang sur leurs feuilles et du sang sur leurs racines
Les mutilations, orteils et doigts coupés, étaient une mise en bouche. On n’a pas si souvent l’occasion de s’amuser un peu dans ces coins-là.

Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud
Thomas Shipp, Abram Smith, Jesse Washington, Lige Daniels, Roger Malcolm, Dorothy Malcolm…

Un fruit étrange suspendu aux peupliers
Exécutés sur simple accusation de vol, de viol ou de meurtre. Coupables ? Innocents ? Détails que tout cela ! Regarder trop longtemps une femme blanche pouvait suffire de toute façon.
« Mon seul péché est dans ma peau, pourquoi suis-je si noir et bleu » chantait Louis Armstrong.

Scène pastorale du vaillant Sud
Une grande fête populaire. Sur le Courrier de Memphis, année 1921 : « Lynchage possible de trois à six Nègres ce soir »
Les femmes mettaient leurs plus belles toilettes. Les jeunes enfants étaient juchés sur les épaules pour ne rien perdre du spectacle. On allumait un feu sous l’arbre où était suspendue la victime. La foule hurlait de joie lorsque on donnait du mou à la corde et que les flammes atteignaient les corps arrachant des hurlements au supplicié. Les ados récupéraient les dents du cadavre et les vendaient en souvenirs. Les simulacres de procès pour lynchage duraient environ une heure. Les instigateurs étaient systématiquement acquittés.

Les yeux révulsés et la bouche déformée
Un photographe immortalisait l’instant. Ses clichés étaient vendus ensuite comme cartes postales aux touristes de passage.

Le parfum des magnolias doux et printanier
Puis l’odeur soudaine de la chair qui brûle

Billie, tu donnais à chaque parole prononcée son poids d’amertume. L’auditoire restait figé, glacé, au bord de la nausée. Il avait l’impression d’assister en direct à ces atrocités. C’était en 1939. L’histoire retiendrait cette date. Seize ans avant la révolte de Rosa Parks. Vingt-quatre ans avant le « I Have a Dream » du pasteur Martin Luther King.
Peu de temps après toi, le guitariste Josh White en tournée dans le Sud reprit ton « Strange Fruit » lorsqu’il vit un homme quitter précipitamment la salle, en proie à une extraordinaire fureur. Cependant, le lendemain il était de nouveau présent. Sur le visage de la femme qui l’accompagnait les larmes coulaient en continu.

Voici un fruit que les corbeaux picorent
Que la pluie fait pousser, que le vent assèche
Que le soleil fait mûrir, que l’arbre fait tomber

La pluie nous a lavés
Le soleil desséchés et noircis
Pie, corbeau nous ont les yeux cavés

écrivait François Villon cinq siècles auparavant.

Voici une bien étrange et amère récolte
La salle se rallumait après le dernier vers. Les spectateurs applaudissaient, les yeux fixés sur le rideau derrière lequel tu avais disparu.
Définitivement disparue aujourd’hui, Lady Day ? Que nenni ! Elle réside désormais dans l’au-delà du monde, entre les couleurs de l’arc-en-ciel et l’odeur du jasmin. Elle y a rejoint Prez. Le doux, le tendre Lester Young. Ils boivent moult vins californiens et d’excellents Chianti. Puis voix et saxophone se rencontrent, se confrontent, s’affrontent et se fondent.
Il arrive que cette musique, à eux seuls audible, s’échappe au milieu de la nuit, pénètre dans nos maisons et se glisse dans nos rêves. On se réveille alors avec aux lèvres un sourire un peu niais. Matins où le café a le goût du bonheur.

« La race Noire n’a encore donné, ne donnera jamais un Einstein, un Stravinsky, un Gershwin ».
Jules Romains in Discours sur le colonialisme romain, 1950

Mozart, Botticelli, Rimbaud, Barbara, Charlie Chaplin, Audrey Hepburn, Giacometti, Frida Kahlo… De tous temps les faiseurs de beauté ont rendu plus légère la vie des hommes. Parmi ceux-ci, le Duc occupe une place de premier ordre. Élégance, bonnes manières et talent infini.

Année 1942. Destruction, douleur, démence. La haine est sur le monde.
Pendant ce temps Edward Kennedy Ellington compose des thèmes sublimes et s’occupe de les orchestrer. Magnifie ceux des autres. Déniche pour son groupe les meilleurs musiciens, exalte leur talent. Apparaît dans des films, grave des disques. Et joue du piano. Par bonheur, la technologie moderne nous donne accès aux images d’archives.
Première étape, déboucher un Chiroubles - Robe rouge rubis.
Le titre « Sophisticated Lady ». Le piano du Duc comme une évidence.
Arômes de petits fruits rouges – Framboise ?

Un son grave, profond. Et surgit un vent puissant, d’humeur espiègle. Les feuilles mortes qu’il a prises dans ses bras, il les élève très haut, les entraîne dans un tourbillon vertigineux avant de les relâcher au sol. Au saxophone baryton opère un magicien nommé Harry Carney. A son instrument jugé gauche et peu souple, il donne une expressivité sans limite, en tire les plus subtiles nuances.
Tanins peu présents. On flirte avec la douceur.
Puis le soliste s’arrête sur une note unique qui va decrescendo. Derrière le piano on la devine plus qu’on ne l’entend. Ce n’est plus qu’un friselis à la surface du Lac du Bourget. Cependant elle dure, reprend de la force donnant l’impression qu’elle ne finira jamais.
Longue finale en bouche où domine le goût du fruit.
Le temps est aboli. Le Duke lui-même s’arrête, émerveillé. Sur son visage se lit l’estime, l’affection qu’il porte à son musicien. On prend conscience d’être devant un moment d’éternité. Et tout soudain le flot d’une bienfaisante rosée vous descend jusqu’au plus profond de l’âme.

« La nature n’a doté le nègre d’Afrique d’aucun sentiment qui ne s’élève au-dessus de la niaiserie. »
Emmanuel Kant in Observation sur le sentiment du beau et du sublime, 1846

Vilipendé par l’artiste installé craignant d’être relégué au second plan. Méprisé par le public qui n’aime pas être bousculé dans ses habitudes. Tourné en dérision par le critique autoproclamé gardien du bon goût. Ainsi en va-t-il du musicien – ou du peintre, ou de l’écrivain – porteur d’idées nouvelles. Celui qui entreprend de casser les codes, de sortir de l’ornière, de se révéler plus qu’un pâle copiste. Il porte en lui un monde et veut le traduire selon sa propre voie.
Hurler avec les loups – « Pfff ! Leurs rythmes effrénés ! Leurs sons discordants ! Et c’est même pas beau ! » - n’était pas dans la nature du Duc. Aussi offrit-il aux nouveaux venus une attention bienveillante et l’occasion d’enregistrer avec lui. À l’immense John Coltrane entre autres. Sur le merveilleux « In a Sentimental Mood ».
Le cristal du piano. Le velours du saxo. On ferme les yeux et laisse défiler les images.

Les prémices du jour. Une silhouette déambule à travers la ville. C’est un homme. Il sort d’une soirée anniversaire. Vivant seul depuis longtemps, il se sent troublé par une rencontre. Échanges de politesses, ouverture des cadeaux, banalités d’usage. Serait-il possible d’être présenté à cette femme qui lui sourit sans arrêt ? Ils se sont mis peu à l’écart. Ils ont parlé de Jean Tinguely et, par la force des choses, de Niki de Saint Phalle. De Paul Klee aussi. Elle est folle de peinture. Elle en fait un peu elle-même. Elle lui a arraché la promesse de venir voir ses tableaux. Il pense à cette occasion lui faire cadeau des trois tomes de La Vie d’un païen - Jacques Perry. Ils ont disséqué longuement le film Avatar de James Cameron. Début de complicité. Regards appuyés, frôlements, fous rires. Elle a tenu à lui lire une phrase recopiée dans le carnet qui ne la quitte jamais : « La certitude d’avoir été un jour, une fois aimé c’est l’envol définitif du cœur dans la lumière. »
Il l’a grandement surprise en identifiant l’auteur, Christian Bobin, et en citant de mémoire une autre de ses phrases : « Nous n’habitons pas des régions, nous n’habitons même pas la terre. Le cœur de ceux que nous aimons est notre vraie demeure. »
Debout sur une place, il se laisse bercer par le bruissement d’une fontaine. Il regarde les façades ocrées en contrebas. Étonné. Est-il possible que sa ville soit si belle ? Il sent, non, il sait qu’il ne tardera pas à la recontacter. Une sortie ensemble ? Ce ne sont pas les possibilités qui manquent. Soirée Chostakovitch samedi prochain au centre Georges Brassens. L’actuelle exposition Egon Schiele se tenant à cent kilomètres de là.
Trop absorbés par leur conversation ni l’un ni l’autre n’ont touché aux plats. Il se dirige vers son café habituel pour y commander un solide petit déjeuner.

Au-dessus de la noblesse, le Roi. Mais qui au-dessus du Roi ?
Il rentrait dans un lieu - café ou club - et la musique prenait une couleur différente. Du fait surtout du pianiste de l’orchestre. Parce qu’en présence de cet aérolithe venu d’une planète lointaine on ne pouvait se contenter d’être juste bon. Il fallait viser l’excellence. Tout en sachant qu’on était encore loin du compte.

« Le jour où il se met au classique, je prends ma retraite » disait Vladimir Horowitz en parlant de ce pianiste quasi aveugle.
On eut beaucoup de mal à convaincre cet autre praticien du clavier qu’il n’y avait pas deux mais bien un seul piano dans le morceau qu’il venait d’entendre. A la suite de quoi, totalement dégoûté, il décida de se mettre au violon. Ô combien heureuse reconversion !
L’écoute de « Tiger Rag » aidera à comprendre l’erreur de Stéphane Grappelli. Si l’on veut joindre l’agréable à l’agréable on accompagnera l’opération d’un ou deux verres de Riesling (arômes pêche blanche et tilleul, vif, ample, belle minéralité).
Lorsqu’il pénétra dans le club où officiait le jovial Fats Waller, celui-ci s’arrêta de jouer. Avant de de déclarer, profondément ému : « Mesdames, Messieurs, ce soir c’est moi qui suis au piano, mais Dieu est dans la salle ».
Éblouissant Art Tatum. Par un mystérieux processus alchimique toutes les notes nées sous tes doigts se transformaient pour toi en autant de sources de lumière. Flammèche d’un cierge sur l’autel d’une modeste église de campagne. Gerbes d’étincelles nées du feu qui enlace les branches de buis. Ciel d’orage zébré d’éclairs. Luna Park d’étoiles filantes.
C’est ainsi que, nuit après nuit, tu terrassais cette saloperie d’obscurité qui squattait tes yeux depuis l’enfance.

Communion.

Le nectar
Robe rouge pourpre. Quelques reflets violets. Aromes de petits fruits rouges, de fleurs printanières. Les tanins, bien sûr. Mais ils jouent leur partition mezza-voce, laissant s’exprimer la souplesse. Jolie note poivrée en finale. L’harmonie est bien là.
Une Mondeuse de Savoie provenant du Domaine de l’Idylle sis à Cruet et propriété de la famille Tiollier depuis plusieurs générations.
Un vin qui chante merveilleusement son pays de forêts et de lacs. D’alpages et d’hommes durs à la peine.

L’œuvre
Boulimique de nourriture et de femmes. De musique et de drogues. D’alcool également. Trente-quatre ans de présence sur la planète Terre. Après lui, la musique ne sera plus jamais la même.
Pour lors nous sommes à Los Angeles. La répression sévit dans la cité des anges et il n’a pas eu sa dose quotidienne d’héroïne. Il a au minimum un litre de whisky dans le corps. « Max Is Making Wax », le dernier morceau enregistré, est un ratage absolu. Les techniciens, les musiciens ont des sueurs froides. À cent dollars l’heure de location du studio, il ne faudrait pas que ça se reproduise. Mais Charlie Parker reste assis, regarde avec indifférence son saxo jeté au sol. Dans quelques heures il mettra le feu à sa chambre d’hôtel puis sera conduit pour de longs mois à l’hôpital psychiatrique.
Nouvel essai. L’introduction au piano s’éternise. Charlie a besoin d’être tenu pour ne pas s’effondrer. Il pose les lèvres sur son instrument. Et toute l’angoisse du monde envahit la pièce.
« Regardez-moi, vous tous, dit son alto. Regardez quelle loque est devenu le Bird. Hier, pour vous j’étais le plus grand. Aujourd’hui je suis pieds nus sur des braises. J’ai mis l’espoir au rebut. Et ma fierté avec. Par pitié, aidez-moi ! » Fin du morceau. Incapables de dire un mot, tous les présents sont conscients d’avoir vu à nu l’âme de l’Oiseau.
Juillet 1946. « Lover Man ». Un diamant brut.

Hommes de couleurs. Quelle expression pourrait mieux vous convenir ? Vous avez rempli notre existence de teintes chamarrées, de nuances chatoyantes. Du bleu par ci. De l’indigo par là. Allant jusqu’à nous faire voir la vie en rose.
Hommes debout. Vous avez fait face à toutes les avanies. Rien ne vous fut épargné. Y compris la dépossession de votre propre musique.
Hommes de valeur. Jamais découragés dans la construction de ce fabuleux univers qu’une vie ne suffirait pas à explorer, vous ne vous êtes consumés ni de haine ni de colère. La raison ? Vous étiez porteurs de cette inimaginable force de vie qui fait défaut à tant d’entre nous, définie à la perfection par un titre de John Coltrane. A Love Supreme.