Joe Farmer
Si l’histoire des musiques noires relève bien de l’épopée, la transmettre est une autre épreuve.
Réalisateur et animateur de L’Épopée des musiques noires depuis treize ans sur Radio France internationale (RFI), Joe Farmer revient sur la démarche et l’esthétique de son émission, du be-bop au hip-hop en passant par Congo Square, Selma et Ferguson.
- Pourquoi proposer une émission géographiquement, historiquement et culturellement déterminée à l’heure du multiculturalisme et des hybridations musicales ?
Le projet de l’« Épopée… » est d’abord historique, anthropologique même. On essaye de comprendre comment les musiques africaines se sont construites, par influences réciproques, dans différentes sociétés. Les peuples africains sont profondément attachés à leur histoire. D’autant plus qu’une partie de leurs identités, valeurs et repères ont été bafoués, et le sont toujours. Ce sont nos principaux auditeurs, ceux à qui je m’adresse. Donc oui, cette démarche patrimoniale, quasi archéologique, me paraît toujours pertinente.
- Comment fixer des bornes à des mouvements continus ?
Le but de mon émission est de raconter les sursauts musicaux et citoyens. Or, ils naissent souvent d’une volonté d’affirmer une identité par rapport à une autre. Dès qu’on repère ces réactions musicales, on peut placer des bornes. Mais si on tire trop sur la corde, on remonte à des périodes où l’écriture de la musique n’existait pas. Là, c’est un cul-de-sac.
- Quels sont les dénominateurs communs à toutes les musiques noires ?
L’Afrique, tout simplement : ses territoires, ses peuples. Puis vient l’expérience historique, ce passé empreint de douleur. Enfin, si on veut définir ce dénominateur en termes techniques, alors on peut évoquer la syncope, le hand clap, la clave : les dominantes rythmiques en Afrique.
- Joe Farmer © Aurélia Blanc pour RFI
- Pourquoi le hip-hop est-il moins présent dans votre émission ?
J’ai réalisé quelques émissions sur les origines du mouvement. On est remontés jusqu’aux racines avec les Last Poets et Gil Scott Heron, au début des années 70. Plus les années passaient, plus le mouvement semblait prendre sa destinée en main. Certains rappeurs s’en sortaient mieux que leurs aînés. D’autres ont commencé à faire de l’argent, se sont complus dans leurs propres caricatures.
Question de génération aussi. A cinquante ans, ce n’est pas le genre qui me parle le plus. Mais le hip-hop reste pour moi la dernière manifestation d’une révolte musicale citoyenne dans l’épopée des musiques noires. J’y ai retrouvé ce pied de-nez, cette fronde des musiciens de be-bop pour qui il s’agissait, à l’instar de Monk, de « jouer une musique que les culs-blancs ne seraient pas capables de jouer ». Sorte de revanche par le succès qu’on retrouve dans le hip-hop. Je cherche encore une rébellion musicale qui prendrait le relais de celle-ci.
- N’avez-vous jamais ressenti le besoin d’aller en Afrique ?
Si, de plus en plus. Au début, il y a treize ans, ce n’était pas une priorité. J’étais porté sur les musiques afro-américaines, que je connaissais mieux. Puis, j’ai longtemps discuté avec un ami camerounais. Il me disait : « Tu comprendras quand tu t’y seras rendu ». Il faut se confronter à la faune, la flore, l’air, la nourriture, le climat, les gens… Tous ces éléments non-délocalisables qui offrent une écoute plus fine des musiques locales.
- Le film Selma d’Ava DuVernay est sorti le 11 mars 2015 en France. Aux États-Unis, certains lui ont attribué une fonction mobilisatrice nécessaire après les événements de Ferguson. D’autres ont déploré une réécriture trop approximative de l’Histoire, qui pourrait même nuire aux combats actuels. Quelle réaction vous semble la plus légitime ?
Les deux partis le sont. N’oublions pas aussi le savoir faire des Américains pour mettre en scène leurs revendications. Il n’y a qu’à voir la prestation de John Legend et Common aux Oscars. Cette mise en scène artistique et médiatique justifie qu’on associe ces œuvres aux injustices récentes. Mais il faut faire droit à ces échos, qu’ils soient pertinents ou non, car ils proviennent d’injustices. Ferguson a été un rappel.
C’est drôle, Zulu et Xhosa partaient en guerre
Deux armées tribales pour construire et détruire
Ca m’rappelle ces gangs de Compton à côté
Embrouille avec les Pyrrhus, seul le bilan scelle le score […]
Et pourquoi ai-je pleuré Trayvon Martin gisant dans la rue ?
Quand le gang bang me fait tuer un nègre plus noir que moi ?
Hypocrite !
“The Blacker the Berry”, extrait de l’album To Pimp A Butterfly de Kendrick Lamar (sorti le 16/03/15).
- Jazzcats Crossing the Hudson, Jeff Jank
- Pourtant, une partie des jeunes Africain-Américains, à l’instar de cette strophe, pointent les limites de cette lutte active et considèrent que, s’il y a toujours des droits à conquérir, c’est seulement quand les différenciations auront disparu de tous les discours et de toutes les pratiques que le problème sera résolu.
Bien sûr, mais dans ce cas il faudrait que cette voie soit prise par les deux parties. Or, certains Blancs, notamment dans le sud, ont toujours du mal à admettre que les Noirs sont leurs égaux et qu’il faut avancer ensemble. Cassandra Wilson me confiait qu’il y a toujours une guérison (« a healing ») à faire, un ressentiment résiduel à réparer. Or, cette guérison passe par la reconnaissance des horreurs commises par la communauté blanche durant la période de l’esclavage et de la ségrégation. Alors, on pourra cesser toute revendication et reprendre un dialogue universaliste, indifférencié et libéré de tous termes raciaux.
Je comprends ces jeunes. Ces luttes actives sont contraintes, malgré elles, de maintenir dans leurs discours une distinction, parce qu’elle existe dans les faits. Mais si c’est le prix à payer, il est bien faible par rapport à ce qu’il reste à faire.
- Comment expliquer que des cultures asphyxiées soient devenues si influentes ?
Ce qui semblait être un frein, voire une réelle menace, s’est avéré être un moteur. C’est ce qui fait de l’aventure des musiques noires une véritable épopée. Nous forgeons notre identité dans l’opposition ou la réaction. Il n’y a qu’à tendre l’oreille… Ce sont les souffrances, la rage et la subversion qui ont porté le blues, le jazz puis le rap. Cette oppression a façonné les musiques que nous connaissons aujourd’hui. Pourquoi tout est-il parti de la Nouvelle-Orléans ? Parce qu’entre deux coups de fouet, Congo Square fut le seul espace d’expression, et donc d’exploration, laissé aux esclaves. D’ailleurs, les musiques africaines devaient être paisibles et sereines, avant l’esclavage. Certaines le sont aujourd’hui, comme les ballades de Salif Keita par exemple.
- Avec le free jazz, certains considèrent qu’on a bouclé une boucle en revenant aux origines premières des musiques africaines : raccourci ou réel écho ?
[Une hésitation] C’est un peu rapide, quand même. On ne peut pas ignorer l’évolution monumentale des savoirs, des harmonies, et l’interférence avec les musiques européennes. Surtout, le free jazz est une déconstruction des codes et des normes. Or, pour ce faire, il faut non seulement connaître les normes préétablies, mais aussi créer celles qui vont les remplacer. Quand on écoute les musiciens de free jazz, on voit qu’ils ont souvent une connaissance énorme de l’histoire rythmique et harmonique. Mais le free jazz et les musiques tribales ont en partage d’être des cris bruts, des formes directes.
- La radio est le premier média en Afrique. L’oralité et la musique sont au cœur des traditions. N’est-ce pas le meilleur support de cette émission ?
Oui, puisque je parle de musique : je dois faire entendre. Mais l’oralité n’est pas le seul vecteur de la connaissance. Des auditeurs africains m’ont déjà demandé où ils pouvaient trouver mon livre, alors que je n’en ai écrit aucun. Pour beaucoup, la destination naturelle de ce genre d’émission, c’est l’écrit.
- Peut-on alors s’attendre à des écrits de votre part ?
[Rires] Pourquoi pas…