Portrait

Christian Muthspiel, la nouvelle école de Vienne

Portrait du tromboniste, pianiste et compositeur autrichien.


Christian Muthspiel © Werner Krepper (CC BY-SA 2.5)

À l’occasion des soixante ans de l’un des plus talentueux et précieux trombonistes européens, l’Autrichien Christian Muthspiel, un disque étonnant, sorte de carnet de route de sa vie musicale, paraît chez Universal. Ce Diary (1989-2022) est l’occasion de mesurer toute l’importance de ce musicien dans la création contemporaine, et la nécessité de ne pas seulement le voir comme un excellent instrumentiste.

Certes, ce passionné de musique ancienne est d’une pertinence rare lorsqu’il échange avec le bassiste Steve Swallow sur le bien nommé Simple Songs. Mais Muthspiel est avant tout un pianiste, compositeur et chef d’orchestre hors du commun ; une facette de Muthspiel moins connue dans l’Hexagone, qui peine toujours à regarder au-delà des Alpes, vers le Danube.

La passion première de Christian Muthspiel est pour l’Irlandais John Dowland, qui a tant illuminé la Renaissance que les Anglais se le sont approprié. Dans le champ jazzistique, il n’est d’ailleurs pas le seul dans ce cas, David Chevallier par exemple ayant lui aussi une révérence certaine pour le compositeur du XVIe siècle. Reste que Dowland est la grande affaire de Muthspiel, qui lui a consacré bon nombre de disques. On se souvient nécessairement de Seaven Teares, lecture en quartet du Lachrimae de Dowland, sortie il y a presque dix ans. C’est l’avatar le plus visible de cet amour inconditionnel, car il réunit autour du tromboniste deux des musiciens qui ont le plus compté pour lui : Steve Swallow, on l’a dit, avec qui il mène une discussion au long cours, mais aussi Franck Tortiller qui apparaît ici presque naturellement. On retrouvera le vibraphoniste dans un plus ancien Dancing Dowland qui reste à ce jour une des plus belles lectures transverses de la musique du compositeur de la Renaissance. On écoutera toute la finesse et l’intelligence de « Dancing Tears Six » (Muthspiel au piano) pour s’en convaincre. Et on se rappellera, à bon escient, que le vibraphoniste, tout comme le tromboniste, a été membre du regretté Vienna Art Orchestra.

On retrouve Christian Muthspiel à travers de nombreuses collaborations fructueuses, comme ce quartet sorti en 1993 avec le jeune frère de Christian, Wolfgang Muthspiel, Paul Motian et Gary Peacock, que nombre d’entre nous découvriront dans ce Diary. Au trombone seul, Christian Muthspiel est d’une justesse rare, rivalisant d’élégance avec la luxueuse base rythmique qui semble comme chez elle dans ses compositions. Avec son frère Wolfgang, il ne collabore pas seulement au sein ce prestigieux orchestre. Tous deux offrent de vrais moments de complicité et, pour tout dire, de drôlerie sur l’album Early Music, paru en 2003, et qui nous offre des lectures très personnelles, notamment lorsque son frère pratique les boucles et le re-recording avec sa guitare.

Christian Muthspiel
Christian Muthspiel

Parmi les autres collaborations du tromboniste, on notera des échanges avec le trompettiste Tomasz Stańko pour un Octet Ost fondateur. Tout d’abord parce que l’orchestre est l’occasion d’entendre la voix de la regrettée chanteuse roumaine Anca Parghel, mais aussi parce que ce disque est en quelque sorte un chaînon manquant des années 90 pour quiconque s’intéresse à la musique de jazz de ce que l’on appelait encore « l’autre côté du Rideau de Fer », et au rôle crucial de passeur qui était celui de l’Autriche pendant toutes ces années. Octet Ost est un témoignage vibrant de liberté et de création, qui reste d’une brûlante modernité. Outre le Polonais Stańko, dont on connaissait la capacité à mettre du liant dans un orchestre de soufflants, on note la présence de la légende de la contrebasse est-allemande Klaus Koch ou encore du Russe Wladimir Tarasov à la batterie. De cet orchestre, on pourra dire qu’il est celui qui révèle le plus fidèlement toute la palette d’un compositeur majeur, toujours à l’affût et dont la grande affaire, in fine, est de faire jouer les gens ensemble, si possible en large formation.

Inutile d’évoquer ici l’Orjazztra Vienna auquel nous consacrons une chronique et qui constitue une plongée passionnante au cœur de la jeune scène autrichienne. À ceci près, tout de même, qu’elle entérine chez Muthspiel un rôle nécessaire de passeur. Mais outre l’Octet Ost, le musicien a monté un Yodel Group qui réunit quelques fidèles, Frank Tortiller en tête. On y trouve également le trompettiste suisse Matthieu Michel. Qu’on se rassure, il n’y a pas de chanteur, pas davantage de cor des Alpes [1] et le yodel y est strictement allusif. Reste que le Yodel Group est un jeu, un de plus dans la boîte à malices de Muthspiel qui se remémore avec son sextet les souvenirs musicaux de ses jeunes années autrichiennes ; Huljo est un disque joyeux, pétillant et plein de poésie. À l’image d’un compositeur qu’il est temps de découvrir pleinement.

Si la qualification de Third Stream a encore une quelconque signification de nos jours, ce que l’auteur de ce texte pense ardemment, Christian Muthspiel, comme d’ailleurs ses compatriotes Frantz Koglmann ou Theo Jörgensmann, en est un des plus éminents ambassadeurs. Mais si l’on fait peu de cas des étiquettes, il reste avant tout un musicien sensible, hors du temps et toujours à l’affût. Ce Diary, qui montre aussi ses talents de peintre, est une porte d’entrée, sans doute parfois un peu frustrante, mais qui donne envie d’aller trouver les disques en entier. Dans ce cas, quelques précautions d’usage : prévoyez du temps et des oreilles pour aller jusqu’au bout du voyage.

par Franpi Barriaux // Publié le 19 mars 2023

[1Ce qui n’est pas un problème d’ailleurs : on renverra pour cela au magnifique Mythra de Hans Kennel paru chez HatHut, NDLR.