Chronique

Dave Liebman et Enrico Intra

Liebman Meets Intra Live

Dave Liebman (ts, ss, fl), Enrico Intra (p), Marco Vaggi (b), Tony Arco (dm) et Alessandro Melchiorre (num)

Label / Distribution : EGEA

En publiant en 2008 Dream Of Nite et Negative Space, Emarcy immortalisait la tournée italienne [1] d’un quartet emmené par le grand Dave Liebman, accompagné par la fine fleur du jazz transalpin : le pianiste Roberto Tarenzi, le bassiste Paolo Benedettini et le batteur Tony Arco.

C’est une tournée datant du printemps 2008 que propose aujourd’hui le label italien Alfa Music. Le quartet est toujours de composition « coltranienne » [2], les partenaires sont toujours italiens, et le batteur est toujours Tony Arco. (Le pianiste est cette fois Enrico Intra et le bassiste Marco Vaggi). Le résultat est très différent. Les compositions d’Intra sont très éloignées des standards et des compositions de Liebman qu’on trouvait sur les disques Emarcy. Dans les notes de pochette, le leader vantait le plaisir pris en compagnie de ses sidemen italiens, et informait le lecteur que ce quartet captait « l’esprit du jazz ». Cet esprit souffle aussi sur Liebman Meets Intra Live, puisque l’improvisation y occupe une place prépondérante, mais les codes classiques du jazz en sont largement absents.

Enrico Intra a souvent flirté avec la musique contemporaine, et ses thèmes, ses développements avec Liebman échappent aux formes conventionnelles. Il convoque même les sons électro-acoustiques d’Alessandro Melchiorre, qui se mêlent au ténor sur « Intraludes », et le piano préparé sur « Per Donatoni ». Intra n’est pas que compositeur ; c’est aussi un pianiste au style dénué de longues phrases, qui ménage une grande place aux silences susceptibles d’ouvrir l’espace et dédaigne le rôle traditionnel attribué aux mains des pianistes de jazz, la gauche accompagnant rythmiquement et harmoniquement le chant de la droite. Le son de ce musicien n’est pas exempt d’une dureté voulue et on pense parfois à Andrew Hill. Ce qui frappe dans sa musique, c’est l’extrême variété des climats, depuis le lyrisme propre aux pianistes italiens (« Mazurca »), jusqu’aux atmosphères sombres et fragmentées, comme une nuit traversée d’éclairs jaillis du soprano (« Per una serenata »).

Ceux pour qui le jazz doit faire taper du pied ne sont pas oubliés : ils mettront leurs souliers à l’épreuve sur « www.liebman.in » où, tel Debussy, Intra montre qu’on peut faire de la musique avec des exercices en do majeur. Ces changements radicaux de climat et d’esthétique ne sont pas obtenus par la seule alternance des morceaux mais aussi par de brusques revirements au sein d’une même pièce ; voir « Per Donatoni », où le pianiste (qui plonge ses mains dans les entrailles de son instrument pour un résultat assez chaotique), est accompagné des gazouillis de la flûte à bec, le tout dans un climat assez contemporain, vite interrompu par un groove et des harmonies plus jazz avant que la musique, totalement improvisée, ne se déstructure à nouveau pour se conclure par un vamp introduit par le pianiste !

La section rythmique se met au diapason, avec un batteur qui élargit sa palette dynamique, participe souvent par ses frappes sèches à la violence latente de la musique, et varie les couleurs en prenant le risque de ne pas soutenir à lui seul une pulsation de base. Le bassiste n’est pas en reste, qui se retire par moments ou, à d’autres, prend des initiatives hardies (« Zawinul »). L’ensemble n’est certes pas aussi savoureux que les disques plus jazz parus sur le label Emarcy, mais son originalité, à peine altérée par quelques pointes de désinvolture, pourraient bien rendre ce disque intrigant plus apte à supporter de nombreuses écoutes.

par Laurent Poiget // Publié le 22 juin 2009

[1Automne 2005.

[2Coltrane, le phare qui éclaire et guide depuis toujours Dave Liebman.