Chronique

David S. Ware Quartets

Live In The World

David S. Ware (ts), Matthew Shipp (p), William Parker (b), Susie Ibarra (dr sur cd1, 6 sur cd2, 5 sur cd3), Hamid Drake (dr sur cd2), Guillermo E. Brown (dr sur cd3)

Label / Distribution : Thirsty Ear

Live in the World est un CD édité en mai 2005 par Thirsty Ear Records. Pourquoi alors n’en parler que maintenant sur Citizen Jazz ?

En juin 2005, nous avions eu le plaisir d’interviewer David S. Ware. En aparté, son agente artistique nous avait fait part de la difficulté, pour le quartet de David S Ware, de s’imposer dans les plus grands festivals. L’idée d’abandonner cette formation avait même été évoquée. Pourtant, lors de la sixième édition du Vision Festival au sein du festival Sons d’Hiver 2007, nous aurons le plaisir de redécouvrir le David S Ware Quartet au Kremlin-Bicêtre le samedi 27 janvier 2007. Alors, redémarrage ou simple occasion ?<

Quoi qu’il en soit, nous avons souhaité donner un éclairage sur ce qu’est un concert de David S Ware en quartet. Et pour cela, Live in the World est le support rêvé.

Ce coffret, à petit prix dès sa sortie, regroupe trois concerts pour trois line-up du quartet - plus précisément avec trois percussionnistes qui en ont fait partie : Susie Ibarra, Hamid Drake et Guillermo E. Brown (batteur du quartet depuis 1999). Il faut dire que cette formation démontrer une remarquable résistance au temps : William Parker et Matthew Shipp y participent depuis plus de quinze ans.

Il est périlleux de guider les néophytes dans la découverte de la musique de David S. Ware, mais Live in the World semble le CD le plus indiqué car il affiche l’énergie sincère et inspirée du quartet et peut-être les plus belles compositions du saxophoniste.

Le premier CD est un concert donné en 1998 à Chiasso, en Suisse, avec Susie Ibarra. On retrouve deux pièces de ce même concert sur les deux autres CD (« Lexicon » et « Stargazer »). La première pièce, « Aquarian Sound » (tirée de Flight of I est déjà remarquable en studio, mais prend ici toute son ampleur avec une basse lancinante, un sax déchiré, un Matthew Shipp au flux incendiaire et une Susie Ibarra qui tempère le tout avec une formidable poésie percussive. Une pure merveille de jazz modal. Les musiciens y trouvent chacun un espace pour exprimer leur univers propre.

De manière générale, le jeu de Shipp sied parfaitement à la musique de ce quartet : ses chorus dépassent largement le cadre convenu et il laisse libre cours à son expressivité, créant une œuvre à l’intérieur de l’œuvre, comme une pluie nerveuse, poétique et percussive, féroce et colérique, que l’on entend par exemple sur « Logistic »

Les pièces en concert sont conçues autour d’une énergie puissante de causalité, d’inspiration et de fusion entre les musiciens, un mélange qui permet un mouvement constant, une circulation de la musique, une respiration - autant d’éléments quasi surnaturels qui, chez Ware, font naître une vibration incitant à l’exploration. Sur « The Way We Were » et « Mikoru’s Blues », guidé par plusieurs forces le saxophoniste est pris dans un élan d’à-coups chaotiques qui tentent chacun de prendre le dessus. Toujours sur « Mikuro’s Blues », alors que la section rythmique répète à l’infini la même figure obsédante, il semble enfin soulagé, comme s’il avait réussi à assouvir ces forces envahissantes. Il en découle un apaisement enivrant. « The Elder Path » en est autre exemple frappant, tant l’énergie et la musique mises en jeu paraissent surhumaines.

C’est à travers ses concerts qu’on comprend les propos de David S. Ware quand il dit que Ganesh est en lui, qu’il n’est que le médium. Et ce coffret révèle ses convoctions hindouistes. Il est comme une libération, une justification à son œuvre. On comprend alors aussi sa dureté et son fondement artistiques. Il avoue que sa dévotion à Ganesh s’exprimer dans les notes mêmes, presque nues.

Le « Stargazer » de Sun Ra occupe ici une place particulière. L’ambiance bruitiste et stellaire stimule l’imaginaire. Le binôme Parker/Drake est mû par un swing qui évoque un somptueux balancier. Le jeu de Ware en devient minimaliste, humble et doux. Cette timidité est même émouvante. Sur « Unknown Mansion », Drake, magistral, donne un relief percussif à la musique de Ware et parvient à s’intégrer par un jeu de répons aux chorus de Shipp, pourtant plongé dans la musique de son leader. Mais son swing rend dansant ce morceau rugueux et sec.

Ware n’est pas en reste. Il n’est pas en avant, ne se met pas en avant. Ses musiciens sont tout autant investis que lui. Mais pas par la même force que lui. Pour eux, il s’agit de servir sa musique, pour lui il s’agit d’honorer Ganesh.

Ce vaste investissement du quartet ainsi soudé se retrouve aussi sur la « Freedom Suite » de Sonny Rollins, avec Guillermo E. Brown à la batterie. L’énergie fougueuse du quartet (trop fougueuse, peut-être, pour le morceau), est soutenue par la densité des chorus de Ware, appuyé par son batteur et un Shipp toujours inventif et inspiré. Une collaboration de feu, comme on en entend de rarement.

En revanche, on déplorera la prise du concert de Milan (2003) ; certains pourraient même la trouver inacceptable au regard de la technologie actuelle. Mais au vu de ces performances, on comprend que ces enregistrements ont été choisis pour leur qualité musicale et parce qu’ils témoignent de la sincérité de Ware.

Ce type de jazz modal très dense et la longévité de ce quartet fusionnel rendent cette musique unique. Ce CD reste donc une oeuvre essentielle et brute, avec sa magie et ses imperfections.