Chronique

Denis Badault

H3B

Denis Badault (p), Régis Huby (vl), Sébastien Boisseau (b), Tom Arthurs (tp)

Label / Distribution : Abalone / L’Autre Distribution

Denis Badault revient après dix ans avec un nouvel album sous la bannière H3B, énigmatique mais logique. Le pianiste est repérable dans la jazzosphère : il a fait ses classes sur des chantiers improvisés avant d’inventer ses propres formules et formats : pionnier du big band français avec « La bande à Badault », directeur du deuxième ONJ de 1991 à 1994, pilier du trio Bado avec Olivier Sens et François Merville, en duo avec Frank Woeste…

Pour la Scène nationale de Sète et du bassin de Thau, membre du collectif Jazz en L’R, Denis Badault poursuit son aventure musicale, propulsé par la confrontation entre Régis Huby (violon), Sébastien Boisseau (contrebasse) et Laurent Blondiau (trompette) (remplacé depuis par Tom Arthurs, jeune Anglais vivant à Berlin). Un bel exemple de quartet acoustique européen et un casting sans faute ! Les joies d’une écriture libérée en petite formation, un jazz de chambre décomplexé.

« Composer c’est révéler des évidences cachées » disait John Cage. Je n’ai pas cessé de travailler pendant ces dix ans mais j’attendais quelque chose. Ce fut la rencontre avec Régis, Sébastien et Tom. Celle-ci fut de l’ordre de l’évidence. Il devenait alors nécessaire et naturel de fixer cela sur le disque… »

Nous sommes plongés au cœur de la musique dès le premier titre, « Des mots tombent » qui, étrange, âpre, crée une atmosphère où violon grinçant et contrebasse rauque s’ajustent avant l’intervention du piano et de la trompette. « L’arbre à quintes » intercale un pur moment d’exquisité : la reprise du standard justement intitulé « Tenderly », magnifique dans toutes ses variations - et en particulier en piano solo avec Henri Renaud pour les disques Saturne Picture (1951). Soudain le trompettiste stratosphérise, le piano égrène des notes perlées, le violon s’adoucit, presque grappellien. La forme colle parfaitement au sens de cette composition de 1946 (musique de Walter Gross et paroles de Jack Lawrence). On appréciera aussi cette longue citation revisitée qui remodèle le standard et s’en éloigne considérablement après s’en être inspiré - c’est le propre du jazz.

L’écriture souvent complexe - mais sans complication oiseuse - confie de longs passages à l’improvisation collective. Chacune de ces fortes personnalités, complémentaires, Régis Huby, Sébastien Boisseau, Tom Arthurs (une révélation) exalte les vertus de son instrument. Ainsi s’équilibre une écriture ambitieuse, personnalisée avec la fluidité nerveuse de l’interprétation.

Les ruptures de rythme au sein de ces sept pièces (pas faciles) signées Badault, font dresser l’oreille, comme si s’enclenchait un nouveau titre, à moins que ce ne soit une composition à plusieurs registres ou volets : la plupart, assez longues - plus de six minutes -, incite les musiciens à développer leurs idées dans un cadre rigoureux, géométrique ; d’où cette épure, ce sens aigu, tranchant de l’espace et de sa mise en scène (voir la photo de pochette). Via nombre d’ostinatos, le martèlement du piano et de la contrebasse (il n’y a pas de batterie dans ce quartet et on s’en passe très bien), Badault démontre un art consommé de faire résonner violon, piano, contrebasse et trompette ensemble ! L’œuvre se poursuit, tout en tensions et détentes. Le corps, ici pluriel, est en mouvement, parfois jusqu’à la danse, entre climax et zigzags mélodiques. Une sorte de chant qui n’en finit pas d’émerger, de replonger au fond des graves de la basse ou du piano après les envolées de la trompette et du violon.

A ce point de convergence entre les voix, il n’est plus question de hiérarchie au sein d’une configuration qui aurait pu privilégier, du plain-chant au contrepoint, tel ou tel côté, tel ou tel angle du quadrilatère. Dans un glissement permanent des fonctions et relations, tous accompagnent, rythment, chantent comme si les côtés de ce carré idéal ne cessaient d’échanger leurs textures et couleurs. Souffle, piano et doubles cordes, plus ou moins graves. Ce quartet coopératif s’animant non pas autour d’un chef, mais d’un désir catalyseur, il s’organise naturellement. Des duos se créent dans l’instant - piano / contrebasse, violon / trompette : ils s’unissent souvent, s’enroulent « en rage et en ut », la trompette se jouant de tous.

Une musique sérieuse qui ne se prend pas au sérieux dans une belle architecture sonore : rien de sévèrement docte ici ; plutôt le reflet de sensibilités bienveillantes et complices qui sculptent le temps, le plient et déplient, créant des instants d’infini bonheur (« La contine des Hauts »). Non seulement Denis Badault n’a pas perdu sa convivialité légendaire, mais il continue à prendre le plaisir par la bande et ça, on aime.