Entretien

Vincent Courtois

rencontre avec le violoncelliste, nouveau compagnon de lutte du quintet de Louis Sclavis.

Le violoncelliste Vincent Courtois, nouveau compagnon de lutte du quintet de Louis Sclavis sort vainqueur de l’ affrontement des prétendants. Il est de la génération des musiciens voyageurs qui transmettent au public leur amour de cette musique improvisée. Avec lui, le violoncelle se fait désormais entendre avec élégance, au sein de diverses formations.

- Les années de formation ou la passion du violoncelle

Je viens du classique, école qui a représenté toute une époque de ma vie - je joue du violoncelle depuis l’âge de cinq ans. On oublie un peu la notion de plaisir avec ce parcours-là, tous les passages obligés, les concertos… On n’ose pas s’éloigner de ce que l’on vous a dit de faire, de la partition. En fait, on se raccroche à cette bouée, car si on la lache on se sent bien seul. Ce n’est pas le désir qui fait défaut, mais l’audace…

Je suis arrivé hier pour une masterclass de violoncelle, j’interviens sur l’improvisation libre, la carrure rythmique, la notion de cycle, l’harmonie adaptée aux instruments à cordes, bien que je ne sois pas prof. S’il m’arrive de donner des conseils ou un « cours » à quelqu’un, je ne veux pas lui faire payer la leçon ! Je me demande d’ailleurs si on peut vraiment enseigner cette musique « vivante » en conservatoire…
Dans la séance d’hier, avec tous ces jeunes, j’ai joué le jeu, je leur ai demandé de me faire une impro de quelques minutes chacun. Pour donner un éclairage nouveau, à ceux qui sont habitués à Bach ou à Haydn, leur faire vivre une approche différente de l’ instrument. Et le résultat a été surprenant, libérateur… Cela commence avec une idée, et la première est la bonne en général.

Pour entrer dans cet univers mystérieux du jazz, où l’on ne connaît personne avec qui jouer tout d’abord, il faut sacrifier bien des choses. C’est un investissement total, un travail à plein temps. On ne peut pas faire de la musique comme du body-building en salle !

Je me suis mis à jouer du jazz et j’avais l’impression de n’utiliser qu’une toute petite partie de l’instrument, une partie nouvelle : peu d ‘archet ou alors court, sec et virulent, un son sans vibrato… Je m’empêchais d’utiliser le violoncelle dans tous ses états, dans toute son expression, de développer des sons amples. J’ai vécu un rejet de cette imprégnation classique, par réaction à ce milieu. On est obligé de « tuer » le père, même si on tente de le retrouver après… La culture finit par reprendre le dessus, on se remet à écouter Casals, Messiaen, à revenir à un son plus proche de ce que l’on a toujours appris. Juste pour dire que même si je n’ai pas envie de jouer de la musique classique, c’est une musique que j’écoute beaucoup et qui fait partie de ma culture, de ma vie après toutes ces années d’études. Un peu comme au lycée avec des lectures imposées qu’il faut digérer, alors que l’on peut les découvrir avec bonheur, bien des années après. On peut prendre du plaisir à lire Proust plus tard …

La force du violoncelle réside dans l’étendue considérable des tessitures : le musicien se retrouve dans un rôle défini, selon la formation, il met de la couleur, des pizzicati graves, ou aigus, joue des effets d’archet… Dans le quintet de Sclavis je m’épanouis, comme un avant-centre : avec Bruno, je suis parfois en opposition, mais souvent nous nous fondons en un instrument à huit cordes, monstrueux, la puissance de deux basses qui jouent plus ou moins la même chose…

- Les Rencontres ou affinités sélectives

J’ai pas mal de chance d’être arrivé au bon moment et d’avoir rencontré les personnes qui m’intéressaient alors. J’ai toujours voulu me nourrir des rencontres et j’ai donc joué avec beaucoup de gens. J’ai ainsi vécu une aventure excitante avec les Rita Mitsouko, en tournée. Ils font partie du rock créatif français délirant, à part depuis vingt ans. Fred [Chichin] est un autodidacte doué, instinctif, ce n’est pas un technicien arrangeur et il travaille très différemment des musiciens de jazz . Il a un autre parcours.

Dominique Pifarély est l’un des premiers musiciens avec lequel j’ai travaillé. Didier Levallet m’a fait confiance dans son ONJ. Je collabore aux projets de Louis [Sclavis] depuis quatre ans environ mais je le connais depuis plus longtemps.

Les rencontres ne se font pas facilement mais on finit par se retrouver dans les mêmes contextes, c’est un milieu tout petit ! Le jazz est populaire en Europe et nous ne sommes pas si nombreux, alors inévitablement on finit par jouer ensemble. Je ne sais pas si je fais partie d’une famille ou d’un clan, mais je vis au contact de musiciens avec lesquels j’ai des affinités et que j’aime. Des musiciens qui travaillent ensemble, et ne se sont jamais focalisés sur un style. Michel Godard, Rabih Abou-Khalil, Didier Levallet, Yves Robert, Marc Ducret, Louis Sclavis, Dominique Pifarély, Régis Huby … Je peux écouter John Cage, Daft Punk, Bjork, passer à l’électronique…
Tous les musiciens qui m’entourent écoutent beaucoup de musiques différentes, ils ont une culture large, ils connaissent beaucoup de choses, même s’ils ne les jouent pas. Ils en ont besoin pour nourrir leur improvisation.

Avec les rencontres et les expériences de groupe, c’est à chaque fois différent. Et c’est essentiel pour moi, car chaque leader d’orchestre a une vision originale, une façon personnelle de fonctionner, et de faire travailler. C’est cela qui m’intéresse : aller voir des modes de fonctionnement différents. Quand je commence à m’installer, je m’en vais, peut-être est-ce un réflexe de fuite, mais je ne supporte pas de m’ennuyer. La vie c’est le mouvement, c’est tonique, j’essaie d’ évoluer en permanence. Mais il se crée des liens entre nous, un travail en profondeur, pas une aventure éphémère. Je fais de plus en plus de choix différents pour continuer à apprendre : à Banlieues Bleues avec Michel Godard et Lucilla Galeazzi, la rencontre était surprenante : cordes, cuivre et voix, une certaine poésie avec le cantabile. Je voulais ouvrir encore à autre chose, à la chanson italienne, la tarentelle, à cette voix dont je suis amoureux fou depuis longtemps. Ouvrir sur d’autres formes d‘art, la photographie par exemple ou le graphisme. Jeter des ponts entre des pratiques artistiques.

Quand j’étais plus jeune et que j’ai choisi de sortir du rang des classiques, il y avait des musiques que j’aimais plus que d’autres mais je regardais tout de l’extérieur, en étranger. Sans faire de choix. Je fais à présent le chemin à l’envers, j’apprends à resserrer : depuis un an ou deux, je sais où j’ai envie d’être, je suis plus à ma place. Tout me paraît plus cohérent : Sclavis, Rob, mon trio, Godard. Que cela ait une « appellation jazz », pourquoi pas ? Mais il y a aussi la tentation de l’électronique, le rapprochement avec les musiques traditionnelles. Plus que la fusion ou le métissage un peu réducteur, c’est la traversée des courants, des styles qui me passionne. Tous ces emprunts que l’on digère en partant de trames prétextes.

- Le travail sur le son : Translucide

Je suis attiré par le son, la matière électronique, car j’en aime la pureté. La science du son et du bouton. Dans la techno au sens large (je ne rentre pas dans les distinctions : hardcore…etc), il y a cette volonté de travailler le son pour le son. Le son du synthé par exemple est une matière très pure. Depuis ces vingt dernières années et la fin du jazz-rock, il existait beaucoup de sons électroniques mais extrêmement léchés, très sophistiqués avec trop d’effets. Ceci est cependant valable pour toutes les musiques : je préfère un diamant brut à un trop travaillé.

Pour n’importe qui, le violoncelle solo doit être enregistré dans une grande et belle pièce qui ait une âme, avec les micros très loin : mais dans ce cas, on n’entend pas tout l’instrument. J’ai voulu explorer autrement ce que je connais depuis longtemps, le cello sur lequel j’ai passé beaucoup de temps. Mon parti pris fut tout autre : dans une pièce minuscule, avec des micros posés très près, pour que l’auditeur soit à ma place, de façon à entendre tout l’instrument. On ne s’en rend pas compte à l’écoute seule mais on ressent les vibrations dans tout le corps quand on joue ! Mon idée était d’épurer, d’enlever tous les tics que je pouvais avoir depuis quinze ans, d’arriver à trouver ce qu’il y a vraiment au fond de moi.

- Courtois au jour le jour

Mon actualité ? Deux disques qui sortent : en trio avec Marc Ducret et Dominique Pifarély « The fitting room » chez Enja et la Tendresse sur ce thème générique - Yves [Robert] aime beaucoup les thématiques - enregistré la semaine dernière, chez ECM avec Yves, et le batteur Cyril Atef.

C’est une belle actualité avec les tournées qui vont derrière : la vie de concerts est épuisante parfois mais c’est la contrepartie de 170 concerts par an. Ce soir à Nimes, après-demain à Banlieues Bleues et en fin de semaine à Istanbul avec Louis [Sclavis]. Mais en même temps c’est cette rencontre avec le public qui nous fait vivre et nous motive ! J’ai besoin de passer par là.

J’ai peut-être l’idée d’un groupe pour l’an prochain, mais c’est encore un peu flou dans ma tête. J’ai envie de réécrire pour moi. Avec « Turkish Blend » (Gilles Andrieux au saz) ou « Pendulum Quartet » (épuisé), je me plaçais plus en auteur-compositeur, en metteur en scène de musique, en distributeur de rôle. J’avais un peu oublié le fait que j’étais violoncelliste : de ce désir de retravailler l’instrument est sorti « Translucide ». Dans « The fitting room », j’ai réécrit pour le trio pour Pifarély, je suis sorti du violoncelle solo. Ce disque commence avec la photo de la couverture : c’est une de celles qui figurent sur mon site, que l’on voulait pour « The fitting room ». Le thème général de l’album est la cabine d’essayage, où se déroulent des phénomènes étranges. On est tout seul et on fait des choses bizarres, mystérieuses. Ce n’est pas du tout du voyeurisme. C’est plutôt ce qui se passe en soi quand on essaie un vêtement et que l’on se rend compte que cela va, ou ne va pas. On cherche une image, son image et à un moment donné, quand on pense la trouver, on réalise alors que c’est soi-même que l’on rencontre. C’est cela qui m’intéresse dans cette démarche. C’est ce travail que nous avons essayé de rendre avec un disque complètement acoustique : un Ducret acoustique !

Comme le rapport à la musique, qui permet de se trouver. On peut rencontrer les autres en jouant, mais on peut aussi se trouver soi, le moment précis où l’on se sent bien.

Du côté de l’Atlantique
Je l’ai eu ce mirage à un moment donné mais quelque chose s’est produit en Europe depuis ces dernières années : de moins en moins complexés par rapport aux Américains, nous les « dépossédons », prêts à nous assumer comme Européens. Je trouve que les musiciens américains intéressants sont ceux qui, à un moment donné, se sont un peu tournés vers l’Europe : Joey Baron, Tim Berne, Fred Frith … il y en a bien d’autres passionnants. Ce ne sont pas des caricatures, mais des musiciens ouverts… et là, l’origine ne joue plus.

Il est vrai que l’on commence aussi à ne plus se faire d’illusions sur les USA, on voit vite les limites de ce rêve climatisé : la bouffe, la pollution, la pauvreté, le moralisme. Quand on va à New York, dans les clubs, on se retrouve au musée parfois : les musiciens sont là en costard pour des cars de touristes japonais. Ils ont un rôle à tenir, ils récupèrent un héritage, jouent la musique comme il y a trente ans, sans idée de son essence première. Le cri n’est plus là ! La reprise du hard bop, même virtuosement menée, me paraît dangereuse, par exemple. Le risque est de transformer, ce qu’a fait la musique classique à un moment donné, cette musique en une musique de répertoire, une musique morte ! Je préfère être dans la musique vivante. Ceci dit, à New York il y a aussi des clubs inventifs, bien entendu. Où il faut aller écouter les musiciens.

De toute façon, je ne suis pas né en 50 aux USA, à New York . Cet héritage, je ne l’ai pas mais j’en ai un autre, issu d’une tradition classique, de la chanson, d’un certain style d’écriture et de composition. Même dans le jazz, nous avons développé une histoire qui n’est pas négligeable : Michel Portal, Louis Sclavis font connaître cette musique, la portent à bout de bras depuis des années. Parfois, on tourne dans des lieux où le public ne connaît pas du tout ce que l’on fait, mais ce n‘est pas grave. Les choses sont en train de changer, une certaine mouvance. Ce ne sont plus les mêmes noms qui arrivent en premier : avant, après le concert, on venait me dire que cela ressemblait à Didier Lockwood, bien ! Maintenant, on me parle de Dominique ou de Louis. Cette musique, notre musique commence à être assimilée. Comment ? Pas par les radios bien sûr qui ne nous programment pas alors qu’elles touchent le très grand public. Même si le jazz est populaire, ce n’est pas une musique de masse. Mais il y a de plus en plus de festivals et il est vrai que des musiciens comme Louis et Dominique contribuent à faire connaître ce travail, se donnent sans compter depuis longtemps dans des lieux perdus, des petits clubs. Louis est un passeur, qui a tout fait pour montrer son engagement. Même si ce n’était pas toujours facile.

De toute façon, on ne fait pas cette musique pour gagner de l’argent, on le sait bien. On ferait autre chose, des séances pour plein de gens, de la variété surtout. Idem avec les disques : si j’arrive à vendre 4000 à 5000 disques je serai content !

- Sur le vif

Tu dis que ce soir, à certains moments, on ressentait cette connivence entre nous, les sourires avec Louis en regardant Jean-Luc [Cappozzo] jouer, à sa façon délicate, presque maniériste. Il s’agit avant tout de codes, d’un langage, de notre manière de fonctionner. Mais il est vrai que l’on a besoin de ressentir cela quand on joue : c’est agréable de sentir que l’autre est bien. Comme dans un couple, on s’assure du confort de l’autre, on lui demande si ça va. L’autre contact très fort, c’est avec le public. Le jazz est une musique populaire, pas intellectuelle. Voilà encore un cliché. On le sent bien avec le public qui réagit si vite. Certains grands créateurs, comme Charlie Parker, John Coltrane se sont enfermés dans des caves pour chercher leur musique et trouver autre chose. Le rapport avec leur audience était moins évident. Dans le jazz, les musiciens sont en recherche d’une musique savante mais dédiée à un public. C’est cet équilibre qu’il faut trouver. Paradoxalement, le fait que cela n’intéresse qu’un auditoire restreint nous laisse plus libre. Cela nous permet de chercher, sans contrainte commerciale.

Quand on monte sur une scène, on s’exhibe, on se met à nu. C’est forcément une communion, un acte d ‘amour. Je dis peut-être une banalité mais il y a quelque chose de çà ! Etre satisfait parce qu’entendu, être ému parce que compris. Mais cela ne passe pas d’abord par une démarche d’analyse : quand je vois un tableau de Kandinsky ou un monochrome d’Yves Klein, je suis ému, je plonge dedans sans comprendre, instinctivement. On peut toujours essayer de rechercher après. C’est la même chose quand on goûte un bon plat, on apprécie, on se régale et puis ensuite on cherche peut-être à savoir comment c’est fait. Quand Heifetz joue Beethoven ou Brahms, je suis subjugué, il se produit des choses incroyables !

C’est ce qu’il faut conserver dans la musique, cette fraîcheur, l’oreille du néophyte, de celui qui ne connaît pas les notes sur la portée. Non, ce n’est pas impossible, c’est un travail que j’essaie de faire, de me laisser guider par l’ impression, sans chercher à comprendre. Je fonctionne beaucoup à l’instinct et j’essaie de garder cette fraîcheur.

Discographie sélective

Vient de paraître : The fitting room avec Vincent Courtois, Dominique Pifarély, Marc Ducret chez Enja.

A paraître : La tendresse avec Yves Robert et Cyril Atef chez ECM.

Sous son nom :

  • Translucide, 1999 Enja
  • Pendulum Quartet, 1995, Bondage
  • Turkish Blend, 1992, Al Sur
  • Pleine Lune, 1992, Nocturne
  • Cello News, 1990, Nocturne

ONJ de Didier Levallet :

  • ONJ Express, 1988, Evidence

Rabih Abou-Khalil :

  • The Cactus of Knowledge, 2001 Enja/ Harmonia Mundi
  • Yara, 1998, Enja

Louis Sclavis Quintet :

  • L’Affrontement des Prétendants, 2001, ECM

Louis Sclavis :

  • Danses et autres scènes, 1997, Label Bleu

Gérard Marais : Quartet Opera, 1996, Label Hopi.