

Dans l’imaginaire collectif, Django Reinhardt est très vite devenu une légende, de son vivant même, en France et de l’autre côté de l’Atlantique. Avant même d’avoir pu s’y rendre. A cause de la guerre. On attendait donc d’Alain Gerber une vie romancée du Manouche, un portrait romanesque comme il en a le secret depuis ses émissions à France Musiques sur Louis, Chet, Charlie, Billie, Miles et Frankie (Sinatra), converties ensuite en livres : des vies de jazzmen « resongées » car, avec le temps, les légendes se figent. Et pour peu que le sujet lui même ait pris plaisir à brouiller les cartes, à effacer les traces, on est vite dans le flou. Les années de guerre même apparaissent sous un jour nouveau, légèrement décalé.
Aussi, tant qu’à se perdre, mieux vaut encore reconstituer, inventer (ici un personnage féminin, une Lorna aux yeux noirs, témoin et miroir privilégié de certains épisodes biographiques) - donc interpréter. Surtout quand on le fait avec le talent d’Alain Gerber, dont ce Insensiblement (Django) se lit d’une traite. S’immerger dans l’alchimie d’une création sensuelle, mélancolique, voire énigmatique, tenter de percer les secrets d’un musicien-démiurge extravagant et constamment surprenant… tel est le projet réussi de ce livre, qui, en prime, nous fait revivre l’histoire passionnante du jazz. Car le guitariste ne voulait rien négliger du jazz qui se faisait ailleurs, et de la guitare dans ses multiples éclats. (Guitare espagnole ou guitare électrique ? Il ne se décide pas à choisir.)
Django a sans doute plus appris, pour forger son style, des grands fondateurs africains-américains (Armstrong, Hawkins, Parker [1]) que de l’héritage des musiques traditionnelles qui ont bercé son enfance et ses débuts au banjo !
Quatorze chapitres [2] bousculent la chronologie, à la manière de flashes-back. Il faut dire que l’auteur découpe son récit en scénariste. Sans être un « forçat dans les mines de sel hollywoodiennes », il recrée une vie, un parcours de création avec ses affres et ses silences, en travaillant de plus en plus les gros plans, avec le rêve d’un trait qui figurerait tout et finirait par bouger. Sans renier ses sources [3] (Patrick Williams et Daniel Nevers, entre autres), Alain Gerber insiste sur certaines circonstances historiques mises en scène, la collaboration avec Stéphane Grappelli, la rencontre avec Duke Ellington au Hot Feet ou son séjour à Broadway.
Dans le numéro d’avril 2010 de Jazz Magazine, Franck Bergerot souligne le tournant du livre : « Alain Gerber articule son roman autour de cette vertigineuse bascule que constitue l’invitation de Duke Ellington [4] et le renoncement au séjour new-yorkais ». Gerber insiste moins sur la période-clé du Quintette du Hot Club de France que sur cette valse hésitation entre un « futurisme qui à la fois, l’attire et l’intimide et un classicisme qui lui offre un refuge et lui donne du remords. »
Le titre un peu mystérieux de cet ouvrage devient alors une évidence, éclairant le dessein de l’auteur. Django a gravé deux versions de la chanson à succès de Paul Misraki « Insensiblement » : une le 4 octobre 1947 avec un des Quintettes du Hot Club de France, une autre lors de son avant-dernière séance, le 10 ou 11 mars 1953, avec des jeunes gens pleins d’avenir et nourris de be-bop : Maurice Vander au piano, Pierre Michelot à la contrebasse et Jean-Louis Viale à la batterie. Cette dernière période de sa vie (il meurt le 16 mai 1953) est passionnante : toujours épris de défis, il ne voulait en aucune façon être une référence nostalgique, mais un éclaireur, un ouvreur de pistes, « le créateur actuel, et non pas sa légende ».
C’est l’éternelle histoire de la création, avec ses doutes, impasses, tentatives que l’infatigable Gerber nous fait partager en ce début d’année 2010 : le calendrier le pressait un peu, puisque cette année célèbre le centenaire de la naissance de Django. Le jazz manouche connaissant en France un succès sans précédent, une série d’albums de suiveurs est déjà parue. Pourtant, jamais Django ne voulut peser sur le temps, le monde, les autres, les notes : il est d’autant plus miraculeux qu’à chaque instant, dans sa musique, une logique aussi puissante s’allie à une invention aussi vertigineuse.
Ainsi, en dépit des interrogations qui l’animaient à la fin de sa vie, Django est-il un des rares héros que l’on imagine souriant. Il demeure aussi mystérieux que la Joconde, et dans sa musique plane l’idée même d’un commencement, éternellement léger…