Scènes

Jazz campus en Clunisois 2010

Cluny, c’est le terroir chaleureux et béni de Bacchus, la généreuse Bourgogne sud, propice aux rencontres et échanges entre musiciens, toujours prêts à y revenir. Mais Cluny c’est l’esprit jazz avant tout…


Cluny, c’est le terroir chaleureux et béni de Bacchus, la généreuse Bourgogne sud, propice aux rencontres et échanges entre musiciens, toujours prêts à y revenir. Mais Cluny c’est l’esprit jazz avant tout…

Cluny est célèbre à travers la chrétienté pour son abbaye romane qui fêtait en 2010 les mille cent ans de sa création, en une exposition remarquable dans le Cellier et la Tour du Farinier. Mais
Cluny, c’est aussi un festival, ex-Jazz à Cluny, dont le directeur artistique est le contrebassiste Didier Levallet, qui fut longtemps la tête de la Scène nationale de Montbéliard après avoir dirigé l’ONJ entre 1997 et 2000.
Si certains concerts de Jazzcampus en Clunisois ont encore lieu dans les jardins de la fameuse abbaye bénédictine, la délocalisation forcée de 2007 continue d’entraîner des problèmes de logistique et d’intendance ; toutefois, le centre névralgique du festival est heureusement revenu à Cluny.
Cluny, c’est le terroir chaleureux et béni de Bacchus, la généreuse Bourgogne sud, propice aux rencontres et échanges entre musiciens, toujours prêts à y revenir. Citons l’équipe de fidèles animateurs des fameux stages : Christophe Marguet, Jean-Charles Richard ou le plébiscité François Raulin, parmi bien d’autres.
Bénévoles, stagiaires, festivaliers, habitants de la région, touristes partagent un désir commun de musique à la fin de l’été. Car Cluny c’est l’esprit jazz avant tout : voilà un festival qui vous met immédiatement à l’aise, on se sent accueilli, libre et prêt à faire des découvertes.

26 août - « Poète, vos papiers ! » - Yves Rousseau Sextet

C’est à partir du recueil Poète, vos papiers !, publié en 1956, qu’Yves Rousseau a créé un projet ambitieux à la mémoire de Léo Ferré (Chant du Monde). Il a composé des musiques originales sur certains textes du recueil, repris des chansons déjà interprétées par leur auteur, et écrit les arrangements. On découvre ainsi des textes à la beauté sauvage, sculptés par les voix de Claudia Solal et Jeanne Added. Celui qui fut l’interprète des « poètes maudits » - Baudelaire, Verlaine et Rimbaud - passait au vitriol la société de son époque. On ne peut qu’être sensible, voire ému par cet hommage différent, intelligemment mis en musique et en voix.

Claudia Solal/Yves Rousseau © Hélène Collon/Objectif Jazz

Je me rappelle avoir écrit, en chroniquant le disque : « Pourquoi avoir choisi deux chanteuses qui, sans l’abattage de Catherine Sauvage, pour ne citer qu’une des extraordinaires interprètes féminines de Ferré, ne sont pas assez contrastées dans leur expression ? » Mais « Avec le temps », le projet a évolué. Si on se souvient de Ferré, de son extraordinaire présence sur scène, de la violence de certains textes, de l’authenticité de son engagement, le résultat n’est plus « doucement féminin ». Le public est emporté par la force du discours, et surtout par la voix et l’abattage de la jeune Jeanne qui, au fil des chansons, gagne de l’assurance et prend peu à peu le pas sur sa consœur, plus en retrait. Ne suivant que son instinct et son tempérament qu’elle a vif, chantant à tue-tête comme si sa vie en dépendait. Pourtant, c’est une étrange impression qui m’envahit, de n’être pas « dedans », de ne pas partager l’enthousiasme du public.
C’est là que, personnellement, j’« accroche » moins face à l’intensité de cette performance. Ferré en faisait souvent des tonnes, cela allait avec la personnage, ses emballements, ses mimiques, ses outrances, mais la beauté fulgurante de ses textes, de ses musiques, excusaient certains excès sur scène. En revanche, les voix paraissent ici « couvrir » la musique, accaparer l’attention, presque hypnotiquement, au détriment des arrangements, qui allient les timbres délicats du violon de Régis Huby et du saxophone soprano de Jean-Marc Larché sur « Préface », « Le mannequin », ou « A un prochain cadavre », ou font la part belle à la batterie martelée de Christophe Marguet sur « A toi ». On retient encore et surtout « L’été s’en fout » que lance en se balançant - un peu mécaniquement - Jeanne Added. [1]

27 août : Rétroviseur (attention, décibels !)

Un groupe atypique composé de quatre brillants élèves de Riccardo Del Fra, donc issus de la pépinière du C.N.S.M. Un saxophoniste turbulent, Yoann Durant, un batteur compositeur qui n’y va pas de main morte, Yann Joussein, une contrebassiste petite mais énergique Fanny Lasfargues et un vibraphoniste, Stéphane Caracci, qui a fait ses classes au CNR de Marseille avant d’être remarqué par Raphaël Imbert.
Très audacieux, intempestif, tonitruant. On a beau être habitué, on est d’ailleurs assommé par le niveau sonore. Je repense, question intensité, au trio Jean-François Pauvros/Jean-Marc Montera/Noël Akchoté, trois allumés du manche… J’avais dû sortir de la salle du GRIM, à Marseille…
Ce ne fut pas le cas à Cluny, mais le travail sur le son a beaucoup évolué depuis la sortie de leur premier et unique disque à ce jour, un live enregistré à La Villette en septembre 2008. Il est évident qu’en deux ans, le groupe a - heureusement - et enrichi son répertoire, changé ou renforcé sa dramaturgie. Pourtant on ressent moins que sur l’album, la fluidité de ses thèmes circulaires : « Phonique », « Phoque éventré »… Néanmoins les musiciens confirment qu’ils se sont rencontrés au bon moment pour élaborer des pièces à la trame lisible, agencées avec soin, et travailler collectivement la masse sonore.
Le travail délicat de Caracci et le groove musclé, « post industriel » de Lasfargues sont parfois étouffés par le jeu extrême du batteur et les déambulations du saxophoniste. A quoi rime cette extrême mobilité qui parasite un peu l’attention et donne le tournis ? Ce répertoire original a un son et une énergie rock, porté par un élan rythmique emprunté au jazz. C’est dissonant, bruitiste et garage, bousculé par des improvisations collectives très orchestrées : si on veut bien jouer à « regarder en arrière », au petit jeu des influences, Zorn apparaît en filigrane, et peut-être Sonic Youth.
Cette décharge d’énergie un peu trop brute ôte à la musique sa complexité et son lyrisme. Est-ce à mettre au compte de la pression, du fait de passer en première partie d’un trio de « grands » pour un enregistrement programmé sur France musique ? Arrêtons les élucubrations du chroniqueur-spectateur et disons qu’on a entendu ce soir un jazz vif mais pas des plus nuancés.
Quoi qu’il en soit il faudra suivre avec la plus grande attention ce groupe sélectionné et expédié par JazzMigration sur les routes des festivals appartenant à l’AFIJMA. Car ses scénarios musicaux traduisent des gestes, des tentatives d’émancipation d’un langage actuel, vivant !

Didier Levallet/Jean-Charles Richard/Ramon Lopez

Ce trio fait soudain contraste absolu et, paradoxalement, immerge le public dans une bulle intense et généreuse.
Didier Levallet qui, l’an dernier, dans ce même théâtre, en duo avec l’accordéoniste Pascal Contet, mettait en musique le splendide Sunrise de Murnau, joue depuis peu en trio avec Richard et Lopez. Tous trois proposent un concert d’improvisation pure, sur le fil, sans thème ou schéma prédéfini. Jamais le résultat ne m’avait paru aussi abouti, cohérent, construit. Car le souci de la forme demeure bel et bien, « et il n’y a pas de liberté sans contrainte, celle d’aboutir à une œuvre qu’elle soit préformatée ou non », écrit Levallet avec une douce mais ferme conviction. Cette musique subtile et belle raconte quelque chose : l’énonciation et le sens se rejoignent enfin. C’est là le miracle de l’improvisation réussie, un art que, de toute évidence les trois musiciens maîtrisent.

Didier Levallet © Hélène Collon/Objectif Jazz

Car le contrebassiste a su s’entourer ; d’ailleurs, il avait déjà choisi Ramon Lopez comme batteur de son ONJ. Venu d’Andalousie à Paris dans les années quatre-vingts, pour apprendre, en se frottant aux autres, ce dernier est devenu l’un des percussionnistes les plus originaux de la scène européenne en matière de musiques improvisées. Son sens inné des couleurs lui permet de s’adapter sans jamais rien sacrifier de son identité. Il a le chic pour bousculer la norme, reconstruire autrement. Particulièrement inventif, son jeu lui ressemble, comme son attirail extravagant et envahissant : c’est un chercheur de sons, un bruitiste génial qui multiplie les petites trouvailles, des « castagnettes » au carillon minuscule qu’il met dans sa bouche. Sourire malicieux ou extatique, il reste souvent en retrait, « servant » ses partenaires ; mais il est aussi capable de se fâcher, de s’emballer dans un solo rageur et fou.
On suit d’une traite jusqu’aux rappels, petit moment de grâce, cette reprise du tant aimé « Lonely Woman » d’Ornette Coleman, un des rares standards que les artisans des musiques actuelles se permettent de reprendre - ici à la flûte par le très sérieux Jean-Charles Richard, dont le son unique est toujours aussi émouvant et sensible.

28 août - Concert des ateliers de stagiaires

On a déjà insisté sur la place particulière occupée par les stages au sein de Jazz à Cluny puis de Jazzcampus en Clunisois. Aussi le concert final est-il un moment attendu pour ce qu’il révèle de la pratique passionnée de ces amateurs, guidés par des musiciens professionnels, des pédagogues qui aident ces « hommes du commun » comme l’écrivait Dubuffet, à s’exprimer, à vaincre leurs inhibitions. A cet égard, le stage de Claudia Solal est exemplaire : intitulé « L’improvisation libre à la voix », il est conçu pour stimuler et libérer l’improvisation vocale collective. Or, on sait que le chant, l’expression vocale est un exercice périlleux, puisqu’il dévoile, découvre le plus personnel, l’intime.
Claudia Solal a mis au point toute une série de techniques et outils. S’adressant plutôt à un public qui « sait chanter », sans nécessairement savoir improviser, elle développe des propositions de jeux avec des contraintes diverses, mélodiques ou rythmiques.
Une expérience passionnante de maîtrise du corps et de libération de l’âme.

Puis François Raulin présente comme tous les ans un programme ambitieux en grande formation, avec des stagiaires de niveaux différents ; cette année, ce sera « Apostrophe sur Frank Zappa ». Un album référence… Et c’est un vrai plaisir que de retrouver cette musique libertaire, gaie, impertinente et véloce et, sur les arrangements précieux du pianiste, de petites merveilles comme ce « Zomby Woof » devenu hymne du groupe et chanté avec enthousiasme par le chœur des stagiaires.
Bel hommage au génial guitariste moustachu, compositeur exceptionnel et complexe, icône d’une certaine contre-culture.

Soirée de clôture dans les jardins de l’Abbaye

Température « polaire », ou plutôt violente amplitude thermique : il fait 10° en ce dimanche soir, avant le concert des « basques bondissants » du jazz, Michel Portal et Sylvain Luc.
Ceux-ci s’avancent sur scène un peu inquiets mais le public est venu nombreux se serrer sur les gradins.
Les deux hommes se connaissent depuis longtemps et ont appris à se jauger. On croirait qu’ils « jouent au chat et à la souris ». Portal va-t-il être déstabilisé par ce rythmicien d’enfer ? Ô combien Virtuose mais, au fond, assez imperturbable, Luc est un partenaire vraiment digne de Portal. Le jazz n’est qu’un prétexte pour Sylvain Luc qui, musicien avant tout, a suivi une formation classique ; et s’il joue un « Nuages » légèrement déconstruit, c’est seulement pour rendre compte d’un passage obligé. Il avoue ne pas interpréter souvent de standards, alors qu’il revendique volontiers son identité basque, tout en rêvant d’un sud imaginaire, celui du voyage et des rencontres. Il joue de toutes les formes au gré de son inspiration, blues et ballades, avec une facilité toujours aussi déconcertante, s’ajustant quasi instantanément, glissant sur le thème tout en pratiquant brillamment l’art de la digression. Toujours impressionnant à regarder : il faut le voir pour mieux l’entendre, observer les doigtés dans l’espoir insensé, quand on est musicien, de trouver quelques plans ; essayer de suivre, de comprendre comment il « fabrique » le son.

Michel Portal © Hélène Collon/Objectif Jazz

Quand à Portal, il n’est heureux que quand il joue et prend des risques en scène. Il n’aime rien tant que raconter des histoires en forçant le trait, en prenant des accents, et il est naturellement doté du sens de la fête ; il le partage d’ailleurs avec son public, car il n’a jamais pratiqué le cloisonnement : il sait faire danser les gens avec un guitariste ou un accordéoniste depuis que, dans sa prime jeunesse, il a tourné avec des orchestres de bal (Tony Murena). Cha-cha, mambo et boléro n’ont pas de secret pour lui. Mais s’il sait donner au public ce plaisir des airs populaires, il peut soudain virer de bord, aborder autrement le répertoire, jouer free, lancer un solo retranscrit de mémoire, se lancer dans une improvisation comme dans le brouillard, à ceci près qu’il a, lui, les idées claires. La polyvalence est une de ses qualités premières, il maîtrise la plasticité du son et des formes. Une autre façon de mettre en jeu le corps, de jouer avec le souffle ou le vibrato, de taper du pied, de s’abandonner jusqu’à la transe parfois, et de danser (ce n’est pas un hasard si son dernier album s’intitule Bailador). Il s’exprime autrement, il déglinguerait presque ses « binious », soufflant dans le bec, triturant les clés, et lançant ses fameux cris, « like a bird on the wire » : il ne donne pas dans la démonstration technique, mais quand il est parvenu à jouer ce qu’il entendait dans sa tête, il exulte. Et cela se voit ! Portal apprécie la multiplication des échanges musicaux, aime jouer en duo (Richard Galliano, Sylvain Luc, Martial Solal…) ou avec une plus large équipe (cf son concert joyeux et bon enfant de juillet 2009 aux Arènes de Montmartre avec son Daniel Humair, Jean-Paul Celéa et Louis Sclavis). Car jamais il ne perd ce désir de musique avec les autres. Par exemple, au sortir d’un exaltant concert à la Grande Halle de la Villette avec Bojan Z il y a quelques années, il évoquait avec une envie gourmande une rencontre possible avec Jim Black…

C’est sur ce concert réussi que s’achève cette belle manifestation au-delà des styles et des modes où la création, l’improvisation occupent une place prépondérante. Une formidable équipe de bénévoles se donne sans compter pour que se perpétue le spectacle vivant. Car Jazzcampus en Clunisois propose avant tout des artistes au plus vif de leur pratique et les rend accessibles par tous les moyens (tarifs des concerts, pratique des stages, animations [2] ; sans négliger pour autant l’apport essentiel de musiciens plus connus, il permet aussi de découvrir de « nouveaux enchanteurs » hic et nunc ! On l’en remercie.

par Sophie Chambon // Publié le 22 novembre 2010

[1Depuis, Yves Rousseau a donné une suite à son hommage (toujours au Chant du Monde), avec en lieu et place de Jeanne Added Maria Laura Baccarini, découverte (en France) dans une formidable relecture des succès de Broadway, Nuit américaine à l’Opéra comique, avec Lambert Wilson et le sextet de Régis Huby. Depuis, cette comédienne, chanteuse et danseuse italienne a enregistré et donné sur scène avec la même formation Furrow - A Cole Porter Tribute (Abalone), et on attend pour cet hiver un nouveau disque issu de la même complicité, All Around, sur un livret de Yan Appéry (Abalone).

[2Citons par exemple l’extraordinaire groupe D’allègres barbares qui nous a offert un happening dansé, joué et chanté totalement déstabilisant : dans des divers lieux du festival, s’appuyant sur des décors naturels ou fabriqués par leurs soins, Patrick Charbonnier (trombone), Lionel Martin (saxophones) Eric Delbouys (batterie), Yoko Higashi (danse) et Catherine Laval, (extravagants maquillages et costumes !) ont revisité comme Bartok en son temps un folklore imaginaire et parfois effrayant, fantastique et improvisé.