Chronique

Denis-Constant Martin & Olivier Roueff

La France du jazz

Label / Distribution : Editions Parenthèses

À l’instar du Champ jazzistique d’Alexandre Pierrepont, publié la même année (2002), La France du jazz, Musique, modernité et identité dans la première moitié du XXe siècle de Denis-Constant Martin et Olivier Roueff est un ouvrage scientifique sur le jazz (tous deux sont des sociologues de la musique) à la fois exigeant et facile d’accès. Il n’exige nullement d’être rompu au langage universitaire, seulement d’avoir un intérêt pour l’histoire du jazz en France.

Le livre est construit en deux parties. La première retrace l’histoire des origines du jazz en France, du débarquement de l’orchestre militaire de James Reese Europe en 1917 à Nantes à l’ancrage de ce nouvel imaginaire dans les music-halls des années 1920. La deuxième restitue en annexes une sélection d’articles de presse et d’extraits de conférences qui datent de cette époque. C’est tout bonnement extraordinaire : grâce à ces annexes, nous avons accès à une parole en temps réel sur ce bouleversement culturel qu’est l’avènement du jazz en France. Célèbres ou inconnus, les critiques se bousculent pour qualifier cette musique étrange, que ce soit pour la louer, essayer de la définir ou s’en tenir à distance, comme d’une chose repoussante. Voici par exemple ce qu’écrit Fred Orthys dans Le Matin du 7 juillet 1926 sous le titre « Les nouveaux spectacles — Théâtre des Champs-Elysées, Paul Whiteman et son jazz » :

« Nouveau Sousa parti à la conquête de l’ancien continent, M. Paul Whiteman, chef d’orchestre à la tête de 35 solistes éprouvés, démontre une fois de plus que, désormais, c’est de l’Ouest et même du Far West, que nous vient la musique.
L’ensemble est curieux, les instruments sont bizarres, les musiciens sont des artistes, le chef est un maître, et tout cela forme une symphonie qu’on écoute d’abord avec étonnement mais qu’on applaudit, ensuite, intéressé.
D’autres diront les beautés ou les laideurs de ces bruits venus d’outre-Atlantique, mais on ne pourra dénier au jazz de M. Paul Whiteman, et à son chef, le talent d’exécution, la science de la conduite et le mérite de l’originalité. » (p. 230)

Encore plus intéressant, on observe comment, même si c’est pour faire l’apologie du jazz, la critique ne se défait pas des préjugés de l’époque. Jean Cocteau écrit, dans Paris-Midi le 4 août 1919 (c’est la première annexe), combien ce que les Etats-Unis exportent à la France est à la fois moderne (les gratte-ciel) et primitif : « Contacts sauvages. L’art se virilise. Nous eûmes l’époque fauve, encore si peu faite pour nous. Le Jazz Band peut être considéré comme l’âme de ces forces. Elles y aboutissent, y chantent leur cruauté, leur mélancolie. » (p. 167). Sa perception du jazz est passé au filtre de lieux communs collectifs sur les Noirs : primitivité, cruauté, virilité. C’est bien cela que Denis-Constant Martin et Olivier Roueff se proposent d’analyser : ce que le jazz comporte d’imaginaire sur les identités, et ce que la France s’approprie, mais aussi plaque sur lui.

Pourquoi le jazz a-t-il été plus récupéré par une élite intellectuelle (plutôt de gauche) que par les classes populaires en France, alors qu’aux Etats-Unis c’est le contraire ? Plus encore, que nous dit le jazz sur l’identité française de l’Entre-deux-guerres ? Comment expliquer le succès phénoménal de la Revue nègre, et de l’imaginaire « nègre » tout entier à cette époque ? À la tête d’un des plus grands empires coloniaux, la France se retrouve face à des questions nouvelles de race et de culture : les deux sont-elles liées ?

L’anthropologie de l’exotisme est une porte d’entrée passionnante pour penser le jazz, genre musical hybride que nous n’avons jamais cessé d’essayer de définir. Jack Hylton, dans Candide, le 15 septembre 1932, explique que si la musique classique devait « n’exprimer que des émotions supérieures, s’écarter de l’humanité », le jazz, « bien loin d’être en dehors de la vie, […] est lui-même une expression de notre existence banale, bruyante et tumultueuse. Ce qu’il cherche à rendre musicalement vivant, ce sont nos bousculades, nos rires, nos luttes perpétuelles […] » (p. 307).