Chronique

Didier Lasserre

La mémoire

Didier Lasserre (dm)

Label / Distribution : Entre deux points

Didier Lasserre est un musicien à part, un batteur particulier, qui a fait de l’économie de moyens une signature, mais surtout une force qui porte son travail et nourrit sa musicalité rare. Il nous revient ici avec une œuvre singulière, toute personnelle, un disque solo sur batterie ancienne, c’est-à-dire constituée d’éléments ayant déjà bien vécu (chacun est âgé de plusieurs décennies) mais aussi à configuration « historique » : sans charleston. Didier Lasserre n’utilise en effet qu’une caisse claire, une grosse caisse et trois cymbales. On peut également comprendre l’expression « batterie ancienne » comme un retour à un jeu de percussions qui ne fait pas appel à des « sons frottés, ou des sons détournés issus de l’utilisation d’ustensiles ou d’objets comme dans les formes plus contemporaines d’improvisations », ainsi que nous l’explique Lasserre. D’ailleurs, le titre de l’album confirme cette démarche, ce retour à une forme « traditionnelle », nécessaire selon lui pour servir son propos.

Il s’agit donc de mémoire, mais de mémoire vive. Le souvenir d’un être cher, récemment disparu, irrigue la musique, la parcourt d’un souffle rare. Mais cette mémoire est aussi celle de l’instrument lui-même, de son histoire et de l’histoire du jazz, « la musique qui constitue mes racines et ma source », pour citer à nouveau l’auteur ; "il y a dans le disque, sans que cela ait été prémédité, des références, toute proportion gardée, à Elvin Jones, Max Roach, mais aussi à deux musiciens importants pour moi, Morton Feldman et surtout Lester Young, certainement un des musiciens que je préfère. »

Après plus d’un an de travail, de réflexion et de préparation, pour « laisser la musique arriver à soi », Lasserre décrit un moment exceptionnel, un rendez-vous avec lui-même et sa mémoire ; celui-ci débouche sur une première prise de 22 mn qui constituera, telle quelle, le disque, une courte pièce - à peine plus de 2 mn - venant clore l’album. « Après cela, j’ai dit au preneur de son - Loïc Lachaize, qui a fait un travail extraordinaire je trouve - que j’avais dit ce que j’avais à dire. Pour le principe, on a fait trois ou quatre prises complémentaires, mais effectivement ce n’était plus la peine. (…) J’avais également fait l’après-midi de courtes prises « au cas où », pour m’en servir comme d’une coda à cette première prise : effectivement après un long silence en début de piste 2, on a mis, là aussi tel quel, ce petit morceau de cymbales qui s’entrechoquent, et qui s’évanouit sur la fin. »

La mémoire est une œuvre à part dans la discographie du batteur, un moment de musique intense qui vous emmène très loin, qui vous procure un vrai plaisir d’écoute profonde par sa maîtrise du silence, son respect de la résonance, le temps laissé à chaque son pour se propager, envahir l’espace, vivre puis s’éteindre. Le jeu de Didier Lasserre est fait de précision et de subtilité, il est empli d’humanité et d’humilité. Lasserre, c’est aussi le sens de la surprise, de la dramaturgie. Ce disque en solitaire évoque paradoxalement son merveilleux sens de l’écoute, talent que l’on apprécie tant dans d’autres contextes.

Personnel, infiniment émouvant et d’une beauté subtile, La mémoire est un disque à part que Didier Lasserre aimerait présenter en concert, afin de partager cette improvisation « qui sonne comme quelque chose de presque écrit, (…) en restituer l’esprit particulier » devant un public. Ce serait certainement une expérience rare.