Sur la platine

Ella Fitzgerald Sings The Harold Arlen Songbook

Portrait coloré de la diva


Ella Fitzgerald on Verve (33 + 45 = 78)

Les années « Verve » d’Ella Fitzgerald auront été celles où la chanteuse a donné la plus complète mesure de son bonheur de chanter. Un mystère, partagé par un public nombreux aujourd’hui encore.

David Stone Martin a dessiné de nombreuses pochettes pour Billie Holiday (label Clef ou Verve), et il excellait dans sa façon de rendre sensible à l’image le tragique d’une vie, d’une histoire, d’un moment : femme allongée sur un lit défait, ou assise dans une position de sombre méditation, visage serré où perce un cri. Avec Ella Fitzgerald, il devait évidemment raconter une tout autre histoire, ce qu’il a su faire avec peut-être plus de talent encore, mais un nombre très réduit de dessins. À croire - une fois de plus - que le bonheur est bien plus difficile à cerner et à illustrer que son opposé.


Regardez bien ces deux pochettes, surtout celle qui est à gauche. Outre qu’il est représenté fardé et avec douceur, le visage exprime une joie profonde et totale, le sourire est éclatant, la chanteuse est magnifiée en femme heureuse, rayonnante. À l’image de son chant dans ces années-là : après avoir percé sous les traits d’une jeune fille innocente et sacrément gonflée (période Chick Webb et années Decca), Ella Fitzgerald accomplit son oeuvre vocale par une série impressionnante de pures merveilles (années 55 - 65). Elle enregistre tous les « songbooks », marie son chant à celui d’Armstrong pour quelques séances miraculeuses (dont Porgy And Bess), n’en finit pas d’être accompagnée par des orchestres et des arrangeurs de haut vol, soutenue par des solistes dont à l’époque on ne connaît même pas le nom (rien ne figure sur les pochettes), mais dont aujourd’hui on sait qu’ils ont été Benny Carter, Don Fagerquist, Herb Geller, Bud Shank, Barney Kessel, Duke Ellington et tout son orchestre, Buddy Collette, Lou Levy.

Reste à expliciter un peu ce bonheur de chanter. Ella Fitzgerald n’a, paraît-il, jamais compris réellement le comment et le pourquoi du succès qu’elle trouvait auprès du public. On dit qu’elle demandait encore très sincèrement après des années si ce qu’elle avait donné avait vraiment touché le cœur, l’âme et même l’esprit des personnes venues l’écouter. On retournera ce trait en ceci - qui nous rappelle ce qu’un phoniatre disait un jour de l’état probable de la glotte et des cordes vocales de Madame Fitzgerald à tel moment de son interprétation de « Lady Be Good » - donc on émettra cette hypothèse que le chant, la jouissance même de l’organe vocal en train de se réjouir de lui-même, était le comble de la satisfaction pour Ella, d’où sa question !
Comment les autres reçoivent-ils cet aveu d’elle-même, cette mise en scène (littéralement) de sa propre jouissance de chanter ? Quoiqu’il en soit, en Verve, en Norgran, en Clef ou en Pablo, elle aura jusqu’au bout été une vivante leçon de bonheur - au moins, mais c’est déjà beaucoup - dans les moments où elle laissait aller sa voix, donnant sans compter ce qu’elle avait reçu d’en haut.