Tribune

La Jazz Hotte 2020

La trêve des confineurs approchant, voici une sélection de cadeaux jazz pour Noël.


En cette période d’achats en ligne, voici une sélection à cliquer-collecter chez vos disquaires avant leur fermeture définitive.
Muni.e de votre attestation « Achats de jazz de première nécessité », le gardien de la paix, en embuscade, ne trouvera rien à redire au motif de votre déplacement. Et si la maréchaussée fait obstacle à votre démarche, ameutez la populace, créez un attroupement et au milieu de ce cirque, foncez droit devant en criant, comme Maurice Cullaz se frayant un passage au milieu des spectateurs entassés au Petit Opportun : « Laissez passer l’Académie ! ».

On aura rarement vu autant de disques présentant des concerts inédits dont les bandes-son ont été retrouvées, souvent par hasard, des décennies plus tard. Comment ne pas s’étonner de la grande négligence qui semble avoir touché toutes ces personnes qui, un jour, ont enregistré des concerts, ont proprement rangé les bandes dans une boîte, posé cette boîte sur une étagère et oublié jusqu’à son existence.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, en 2020, plusieurs concerts historiques sont retrouvés, mixés et publiés. Est-ce à cause de l’ennui durant les semaines de confinement que des gens ont décidé de nettoyer leurs greniers ou leurs caves et sont tombés sur ces bandes ? On ne saura pas.
Pourtant, il s’agit d’artistes de premier plan, comme Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Thelonious Monk.
Et dans d’autres cas, les bandes n’étaient peut-être pas perdues, mais elles dormaient au fond d’un coffre et ont trouvé le chemin de la lumière. On parle alors de John Coltrane et de Barney Wilen.

Six disques, dont des vinyles et des coffrets, six cadeaux inédits à faire aux amateur.trice.s de jazz sans risque de se tromper.


Louis Armstrong : Live In France (Dot Time)
Commençons par le roi Louis, avec un disque vinyle inédit publié par Dot Time Records et qui documente deux concerts du sextet du trompettiste Louis Armstrong à Nice en 1948 lors du tout premier Festival de Jazz. Les deux concerts des 22 et 23 février ont été enregistrés et les bandes ont été retrouvées récemment dans les archives du Musée Louis Armstrong, par hasard.
Ce concert est historique car il s’agit du premier festival de jazz digne de ce nom, en 1948 et le sextet de Louis comprend Jack Teagarden au trombone, Barney Bigard à la clarinette, Earl Hines au piano, Arvell Shaw à la contrebasse et Sid Catlett à la batterie. Un orchestre en pleine forme qu’on entend assez distinctement : le travail de mastering a été salutaire. Armstrong alterne les chorus de trompette et les couplets chantés, avec sa voix typique. Le vinyle est numéroté, l’édition étant limitée, voici un cadeau pour collectionneur.euse.s !


Une collection s’étoffe, celle des coffrets Barney Wilen.
En effet, son fils Patrick Wilen et le label Elemental Music viennent de nouveau de sortir deux coffrets de 2 CD qui documentent des concerts complets du saxophoniste français.
Le premier Montréal Duets est un concert de 1993, enregistré au Festival International de Jazz de Montréal en duo avec le pianiste Alain Jean-Marie. Presque deux heures et demie de musique, en grande partie des standards de jazz bien connus que Wilen et Jean-Marie savent parfaitement polir. Cet enregistrement (comme le suivant) est inédit, le fils du saxophoniste ténor retrouve les enregistrements sur DAT que son père faisait de ses concerts, à la grande époque de l’arrivée du numérique et qui sont donc de bonne qualité. Comme à l’habitude, les coffrets Elemental sont très soignés, avec un livret bilingue conséquent et de belles photos. Barney Wilen, dont la carrière court de 1954 à 1996 (il meurt à 59 ans) s’est illustré par ses silences et quelques voyages, ses musiques de film, ses escales africaines, rock, punk… mais a gardé tout le long un son feutré et un swing nonchalant avec lequel le piano d’Alain Jean-Marie s’est très souvent accolé, pour le meilleur.
Le second coffret, Barney and Tete, illustre un concert à Grenoble en 1988, avec Riccardo Del Fra (contrebasse), Aaron Scott (batterie) et, un peu par hasard, le pianiste catalan Tete Montoliu. Un même format (concert inédit, 2 CD, 1h20 de musique et un même soin apporté à l’édition) pour un coffret légèrement différent. De retour après quelques tours à la scène jazz, le saxophoniste a enregistré l’année précédente la musique de La Note Bleue, sorte de BO de la bande dessinée éponyme signée Loustal-Paringaux (avec Alain Jean-Marie notamment). Pour ce concert, la présence du malicieux pianiste donne à la musique un aspect plus percutant et plus martelé qu’avec Jean-Marie. [1]
Ces deux coffrets, ensemble ou séparément, donnent aussi à entendre Barney Wilen qui parle entre les morceaux, avec un humour froid et délicieux. (Existent aussi en vinyles)


La grande dame du jazz vocal, Ella Fitzgerald, fait partie des artistes les plus populaires du jazz et son swing enjoué ne vieillit pas. Les bandes publiées de ce concert berlinois de 1962 ont été retrouvées dans les archives de Norman Granz, le producteur des concerts Jazz at the Philharmonic. Ces séries de concerts, parfois deux par jour, étaient des tournées express pendant lesquelles les artistes de l’écurie Granz pouvaient parcourir l’Europe en quelques jours. Comme à son habitude, le producteur faisait enregistrer les concerts puis empilait les bandes jusqu’à les oublier… Celles de ce concert ressortent un demi-siècle plus tard. The Lost Berlin Tapes présentent un total de 17 chansons, des standards souvent chantés par Ella et d’autres plutôt associés à Billie Holiday (« Good Morning Heartache ») ou Ray Charles (« Hallelujah, I Love Him So »). Bien sûr, elle évoque aussi son ami Louis Armstrong et s’amuse avec le public. Du Ella Fitzgerald tout craché. Mais ce qu’il faut retenir de ce témoignage historique, c’est surtout à quel point la chanteuse avait l’énergie pour enchaîner les concerts, mémoriser une liste de chansons incalculable et donner autant de plaisir à l’écouter.
Cette édition inédite sort chez Verve / Universal et est disponible en CD et en vinyle.


L’histoire a retenu que le public parisien avait sifflé John Coltrane lors de son concert avec Miles Davis en mars 1960. Ce même public se presse pour l’acclamer en novembre 1962, encore et toujours à l’Olympia.
Le concert est enregistré par les équipes de la radio Europe 1 et il est présenté par Norman Granz, l’incontournable. C’est bien le quartet historique du saxophoniste qu’on entend, celui composé de Jimmy Garrison à la contrebasse, McCoy Tyner au piano et Elvin Jones à la batterie. Les quatre parties du concert (on parle de thèmes, mais comme Coltrane les étire au-delà du quart d’heure, cela revient à composer le concert en parties). « Mr. P.C. », « Everytime We Say Goodbye », « Impressions » et « My Favorite Things ». Deux standards et deux compositions personnelles, pour un traitement musical dont la modernité est sur le point d’éclater aux oreilles du monde entier. Cette soirée du 17 novembre 1962 a été enregistrée et éditée de plusieurs manières, parcellaires ou éclatées, et ce disque propose les bandes du second concert (le groupe jouait deux fois de suite), celui de minuit, avec la sélection de quatre des huit morceaux joués ce soir-là.
C’est Frémeaux & Associés qui édite ce CD dans la collection « Live in Paris », la collection des grands concerts parisiens, dont plusieurs volumes sont déjà sortis.


L’histoire du concert de Thelonious Monk à Palo Alto en 1968 a fait l’objet d’un documentaire tant elle conjugue l’insolence de la jeunesse, l’histoire américaine de la ségrégation, l’histoire du jazz et les hasards de la vie.
Pour faire court, un jeune homme de 17 ans décide de programmer le quartet de Monk dans son école à Palo Alto pour le concert de charité annuel. Il ne connaît personne dans le jazz, Palo Alto est une ville très ségréguée, Thelonious Monk est au sommet de sa gloire et tourne énormément, tout porte à croire que ce doux rêve est impossible… Et pourtant, en écoutant ce disque qui est donc l’enregistrement de ce concert incroyable, on a peine à croire que cela s’est fait dans de telles conditions.
Il faut lire l’histoire qui est écrite dans le livret. C’est l’accordeur du piano qui échange ses services contre l’autorisation d’enregistrer ce concert, c’est le public qui n’y croit pas et qui, devant la salle, attend de voir arriver le pianiste avant d’acheter les billets, c’est le grand frère qui va chercher le quartet en voiture à San Francisco, c’est le mélange de public noir et blanc dans une Amérique qui vient de voir un président et un leader noir assassinés, etc…
Et alors, Monk est magistral, lyrique, précis. Charlie Rouse au saxophone est bien mis en avant, on entend moins bien Larry Gales à la contrebasse et Ben Riley à la batterie a une sonorité très métallique, les cymbales prennent tout, sauf pendant les solos où le son prend de l’épaisseur. Néanmoins, la restauration a été faite de façon à entendre au mieux le pianiste qui présente quelques-uns de ses thèmes fétiches : « Ruby, My Dear », « Well, You Needn’t », « Blue Monk » et « Epistrophy » ainsi que deux standards « Don’t Blame Me » et « I Love You Sweetheart ». Dans le livret du CD est glissé un fac-similé de l’affiche de ce concert, une pièce de collection.
Monk : Palo Alto (Impulse !)


En bonus, on trouvera en commande un ouvrage réédité, augmenté et mis à jour, qui présente sur près de 1000 pages les textes des chansons de Serge Gainsbourg en détail. L’Intégrale et cætera : Serge Gainsbourg (Editions Bartillat)
Présentées sous une forme restaurée et assorties d’un appareil critique complet incluant les variantes et les sources, ainsi que les indispensables références discographiques, ces chansons restituent la dimension littéraire de cet auteur majeur du XXe siècle. Cette nouvelle édition exhaustive revue et complétée réunit la totalité des textes connus à ce jour.
En 1959, l’année magique pour le jazz, Gainsbourg déclarait : « J’ai bien assez à faire avec mon propre problème : mener à bien la peinture et la chanson, écrire de plus en plus jazz, m’éloigner complètement du trois temps, rendre bon amis le rythme et la langue française. » Vaste programme pour l’auteur de Gainsbourg Confidentiel, une référence de jazz en langue française.

par Matthieu Jouan // Publié le 22 novembre 2020

[1On se rapprochera des enregistrements existants entre Tete Montoliu et Roland Kirk pour apprécier ce découpage rythmique.