Sur la platine

Les renouvellements somptueux de Francesca Remigi

Trois albums contrastés dévoilent le cheminement exploratoire de Francesca Remigi.


Francesca Remigi © Christopher Pelham

Musicienne qui n’hésite pas à se confronter à l’inédit, sa curiosité provoque des rencontres où la passion se conjugue avec la soif de renouveau. Francesca Remigi compose et improvise avec ferveur, sa batterie anticipe son amour du rythme, celui qui peuple les villes ou qui provoque le ressac des vagues de l’océan. Consciente du monde qui l’entoure, Francesca l’interroge, le secoue dans ses albums débordants d’énergie.
Voyager ouvre les yeux. Francesca Remigi ne cesse d’aller et de venir, Bergamo est son point de chute, là où l’enseignement de la batterie a pris forme. Les États-Unis furent une terre des possibles, l’apprentissage avec des maîtres, Linda May Han Oh, Billy Kilson, John Patitucci, Terri Lyne Carrington et tant d’autres artistes accomplis. Bruxelles devient un lieu important pour y enseigner la batterie, bientôt ce sera Chennai, capitale de cette magnifique région indienne, le Tamil Nadu. Francesca Remigi a plus d’un tour dans son sac : éducatrice confirmée, elle donne des master classes sur la musique carnatique indienne et s’investit pour la Fundación Danilo Pérez au Panama.

Le premier album réalisé avec son groupe Archipélagos, enregistré en 2020, la révèle comme une compositrice dont les œuvres sont empreintes de l’actualité sociale. Il Labirinto dei Topi fait sensation : l’ambiance générée dans cet album ne peut laisser indifférent ; les climats musicaux évoquent une forme de fatalité. Steve Lehman ne s’y trompe pas en affirmant que c’est l’un des premiers albums les plus excitants qu’il ait entendus récemment.
Les montées en puissance de la batterie se conjuguent avec les unissons joueurs de la trompette de Niran Dasika et des clarinettes de Federico Calcagno. L’écho d’un jazz antique surgit, très vite submergé par la voix troublante de Claire Parsons. Par ses rythmes débridés, « Gomorra » restitue une ambiance cinématographique ombrageuse ; le final laisse éclore une berceuse interprétée au piano par Simon Groppe, accompagné par la voix aérienne de la chanteuse. La frappe sans cesse renouvelée de Francesca Remigi est prodigieuse sur « Scherzo », composition élaborée qui valorise le jeu du contrebassiste Ramon Van Merkenstein. Les intensités varient constamment, passant du lyrisme de « Tiger Study » et sa clarinette souveraine à l’urgence de « The Shooting », véritable réquisitoire politique. Francesca Remigi fait danser ses fûts dans le swinguant « To Vijay » et démontre son talent de compositrice dans « Be Bear Aware » qui clôt ce premier disque réussi.

Le cap franchi avec The Human Web, enregistré en 2021, dévoile deux particularités fondamentales de Francesca Remigi : l’extrême lucidité sur un monde en train de devenir un enfer et l’évolution de son écriture orchestrale qui la caractérise désormais. Le concept interdisciplinaire de l’album étudie la façon dont la technologie et les réseaux sociaux en particulier affectent la santé mentale, l’identité de soi et la vie publique. Ce ne sont pas moins de vingt-trois musicien·ne·s qui entourent Francesca et apportent d’innombrables couleurs dans les huit compositions, toutes éblouissantes. Les cordes et les vents s’unissent pour tenter de s’extirper d’une fange inextricable. L’inquiétude parcourt « Trance » avec ses motifs répétitifs déployés par Killick Hinds alors que les pulsations saccadées de Livio Bartolo dans « Inside The Algorithm » injectent des tourments. Un apaisement envahit la construction mélodique de « Mere Appearance & True Being », où Francesca Remigi apporte de la souplesse par son jeu aux toms tandis que la voix lointaine de Claire Parsons et le piano préparé de Sonya Belaya diffusent une forme d’évanescence. « Follia », sublimé par la clarinette de Federico Calcagno, apparaît comme un havre de paix. Le morceau phare « The Human Web », dominé par ses ambiances hypnotiques, laisse éclater le talent de Francesca Remigi : le traumatisme sous-jacent laisse place à la guérison inoculée par la musique.

Empowered Kind, enregistré en 2022, vise la lumière, celle de l’espoir et des remises en question. Sa pochette d’un jaune intense succède à celle, gris sombre, de Il Labirinto dei Topi et à la timide éclaircie violacée de The Human Web. Si quelques traces violettes subsistent sur les deux visages conjoints peints par Carola Nebbia, on les sent prêtes à s’estomper. C’est ce passage à l’épreuve du duo qui apporte une nouvelle dimension artistique à Francesca Remigi ; l’effet miroir renvoyé par les multiples instruments à cordes et l’électronique de Killick Hinds lui donne des ailes. C’est tout d’abord son drumming, qui laisse place à plus de corporalité et la soustraction de pressions psychiques que peuvent provoquer des arrangements orchestraux complexes. Ici, place au minimalisme, non que ces constructions soniques ne soient pas élaborées, mais la place dévolue aux improvisations engendre de nouvelles conceptions. Une jungle urbaine habille « Out Of Innocuous Message » parsemé de battements frénétiques. Il y a des lendemains qui chantent dans « Amphibian Modules » et des expérimentations croisées dans « Demi Loops ». « Logo Dove » suit des sentiers naguère explorés par The Fiery Furnace. Le temps est suspendu dans « Piedmont To Piedmont ». Killick Hinds, spécialiste du H’arpeggione [1] et de la guitare harpe Big Red, forge des sonorités extatiques. Sa culture musicale qui le voit passer allègrement du folk au rock en passant par la musique sacrée en fait le partenaire idoine pour Francesca Remigi : leur connivence irradie « Wolf Club ». L’alignement rarissime de planètes se matérialise dans « Galaxies From An Expanded Perspective », longue pièce cosmique où électronique et humanisme ne font qu’un. Francesca Remigi échappe à toute forme de conditionnement, en partenariat avec Killick Hinds, elle transcende l’extase.

On attend avec impatience les prochains disques de Francesca Remigi : ses recherches expérimentales font d’elle une aventurière qui se projette loin, mais qui n’en oublie pas pour autant ses racines. Son année 2024, riche en projets internationaux, donne lieu à un retour aux sources par le biais de son grand-père Mario Castelli qui fut premier trompette à l’Orchestre Symphonique de la RAI de Milan. Il y a de cela des décennies, cet homme, ouvert d’esprit tout comme sa petite-fille, s’est intéressé de près aux carillons et airs séculaires des clochers de la région bergamasque. Devenu sonneur de cloches dans les années 90, il a transcrit patiemment toute une série de sonneries traditionnelles transmises oralement de père en fils. Son premier livre, intitulé Sonate per Campane, est publié en ce début d’année. Francesca Remigi relève le défi et va arranger certaines de ces sonneries pour un quartet de percussions. Ces airs ancestraux, qui ont bercé la vie quotidienne des villageois et semblaient voués à disparaître, vont prendre une nouvelle vie. Nul doute que l’imagination de Francesca Remigi, impliquée dans cette trame historique et générationnelle, va faire perdurer ce patrimoine culturel en l’intégrant à sa musique.

par Mario Borroni // Publié le 31 mars 2024

[1Instrument droit à dix-huit cordes un peu plus grand qu’une guitare.