Entretien

Eric Séva et le bal très populaire

Entretien avec Eric Séva à l’occasion de la sortie de Mother of Pearl

Eric Séva © Christophe Charpenel

Entretien avec le saxophoniste Eric Séva entre la sortie de Mother of Pearl et celle de Résonances, en trio, sur le label Laborie Jazz, prévue en février prochain.

Eric Séva © Pierre Vignacq

- Vous vivez dans le Lot-et-Garonne. On pourrait penser qu’être loin de Paris constitue un handicap pour faire connaître sa musique et ses projets.

Non, pas du tout. Je n’éprouve plus la nécessité d’être à Paris de façon permanente. Il n’y a plus l’activité de club et de studio qu’il y a pu y avoir à une époque. De plus, maintenant, beaucoup de choses peuvent se faire à distance. Alors je ne vois plus l’intérêt d’habiter Paris. Je m’y rends régulièrement pour les manifestations culturelles qui y ont lieu, pour jouer, répéter et prendre des rendez-vous pour le business. Ayant habité Paris durant de longues années, je trouve que cette ville, qui reste magnifique et centrale culturellement en Europe était plus calme et plus sereine autrefois. Depuis quatorze ans j’ai fait le choix de vivre dans le sud-ouest à une heure et demie de l’océan, à trois heures des Pyrénées tout en étant à 3 heures de Paris en train. Vivre à la campagne m’apporte un rythme différent et plus paisible. Je suis très attaché à la nature et ce choix correspond à un besoin de calme et de sérénité. Aujourd’hui plus que jamais je pense que c’est un bon choix !

- Dans les différentes formations que vous avez constituées, on trouve régulièrement un accordéoniste. J’imagine qu’il s’agit d’un choix fort.

Oui effectivement, c’est un choix qui est relié à mon parcours. Pour la petite histoire j’ai été initié à la musique avec mon père qui est saxophoniste. Quand j’étais adolescent mes parents tenaient un dancing dans lequel il y avait un orchestre qui jouait tous les week-end des musiques pour faire danser, ce que l’on appelait « les bals populaires » qui, pendant de très nombreuses années ont fait travailler et vivre beaucoup de musiciens.

Mes racines musicales sont intimement connectées à la danse

Entre 1981 et 1986, j’ai joué dans cet orchestre, entre autres, pour payer les études de musique classique que je suivais à l’École Normale de Musique de Paris. Mes racines musicales sont donc intimement connectées à la danse, au rythme, à la mélodie.

Dans ces « bals populaires » il y avait toujours un accordéoniste, avec le saxophone c’est un instrument qui est inscrit dans mon patrimoine musical. Quand j’écris de la musique, je bâtis mes projets en regardant toujours d’où je viens. C’est probablement pour cette raison que j’ai fait appel à deux accordéonistes pour deux albums : Lionel Suarez pour Espaces Croisés en 2009 et Daniel Mille pour Mother of Pearl en 2019. Être artiste, c’est s’appuyer sur sa propre histoire, je ne vois pas d’autre chemin pour raconter quelque chose d’authentique et de personnel. De ces racines musicales, j’ai gardé un élément fondamental qui me guide toujours aujourd’hui pour écrire et jouer, c’est cette notion de partage avec le public, ce rapport avec « la danse intérieure », donc un attachement profond avec la musique populaire.

Eric Séva © Christophe Charpenel

- Comment êtes-vous passé du bal au jazz ?

Pendant cette période d’études à l’École normale de musique de Paris, et tout en faisant des bals, je m’intéressais sérieusement au jazz, à cet espace de liberté, de convivialité, de respect qui le définit. Si les musiciens que je côtoyais dans ces orchestres m’ont beaucoup appris, ils m’ont aussi ouvert les oreilles et guidé dans l’apprentissage de l’improvisation. En plus de mon père qui a été « l’initiateur », deux personnes ont été marquantes. Quand j’étais enfant, nous habitions en banlieue parisienne où nous étions voisins de la famille Cabu. Mes parents sont devenus très amis avec cette famille voisine, j’ai eu la chance de partager des moments de vie particuliers avec Cabu, et des personnes qu’il côtoyait. Jean était passionné de jazz de big band, et mon père était fan de Sidney Bechet. Nous parlions donc souvent de cette musique, et moi, en apprenti musicien curieux, je posais des questions…
Il nous invitait parfois à des concerts. Je me souviens de trois moments marquants : le big band de Count Basie à la salle Pleyel, Ella Fitzgerald en 1974 ou 75, et, plus tard, en octobre 1981, de l’avoir accompagné au concert d’Yves Montand, qui fêtait ses soixante ans à l’Olympia. Bien des années plus tard, j’ai mesuré la chance d’avoir vécu de tels moments et surtout l’impact artistique qu’il m’a envoyé. Il a été un véritable catalyseur, c’était une personne très généreuse dont l’humilité était l’une des grandes qualités. Il s’intéressait également beaucoup aux autres, à ce qu’ils faisaient.

Ensuite, il y a eu la rencontre avec Dave Liebman à Paris en 1989 lors d’une master-class au New Morning. En 1990, avec Bruno Wilhelm, un ami saxophoniste, nous sommes partis le retrouver à New-York pour suivre son enseignement. Finalement improviser c’est raconter une histoire dans une histoire, un album raconte une histoire et improviser c’est développer des histoires. De plus j’écoutais beaucoup de musiques avec mon père, qui à la base est fan de Sidney Bechet ; nous écoutions aussi Stan Getz, King Curtis. Ensuite j’ai rapidement découvert John Coltrane, Wayne Shorter, Miles Davis, Sonny Rollins, également Jean-Sébastien Bach, Maurice Ravel, Claude Debussy, Béla Bartók, Igor Stravinsky…

- Et comment vous êtes-vous trouvé saxophoniste ?

J’ai débuté par la flûte à bec. Puis à onze ans, j’ai essayé le saxophone et ça a été un déclic immédiat. Enfant, j’entendais mon père jouer à la maison, ça représentait tout ce qu’il y avait de magique dans les yeux et les oreilles de l’enfant que j’étais. Une magie sur laquelle je ne pouvais poser aucun mot. La musique qui sortait de ses instruments et la musique que mes parents écoutaient m’ont instantanément connecté avec le désir de jouer. Le choix du saxophone c’est un mélange d’envie, d’admiration et aussi de mimétisme.

cet album est une humble conversation avec le blues

- Et puis il y a le blues que vous avez investi avec Body and Blues en 2017. Quand on écoute ce disque, on imagine volontiers que vous avez été nourri par le blues.

Absolument. J’ai été nourri par cette musique. Body and Blues est une façon de rendre hommage à une musique qui est la source d’une très grande partie des musiques populaires que nous aimons aujourd’hui, qui sont nées au siècle dernier. C’est, en autre, cette musique qui m’a donné envie d’être musicien. J’ai composé des thèmes qui respectent la forme et le cadre du blues en y posant un regard personnel : cet album est une humble conversation avec le blues.

Eric Séva © Jeanne Davy

- On trouve, tant dans Mother of Pearl que dans Espaces croisés ou Nomade sonore, deux instruments, dont le sax, dont les phrases cheminent, s’échangent, se heurtent. En l’occurrence le trombone ou l’accordéon. Est-ce que je me trompe ?

C’est intéressant ce que vous dites : effectivement dans tous mes albums, il y a ce désir de partager la musique et de laisser de la place aux musiciens qui participent à l’aventure, un besoin d’esprit communautaire. C’est ce qui est naturellement ressorti de Nomade sonore dans le binôme formé avec Daniel Zimmermann où la complémentarité de timbre, de son, et d’interactions entre nos instruments est très prégnante dans l’album comme sur scène. Nous travaillons maintenant sur un projet en duo. Quels que soient les projets, ce qui m’intéresse c’est la notion de partage. J’écris et j’arrange la musique, mais je laisse toute la place indispensable aux musiciens présents pour qu’ils s’expriment, c’est dans cet espace de liberté que la musique prend forme, qu’elle mûrit.

- Sur toutes les couvertures de vos albums, vous figurez avec un saxophone baryton. Pourtant ce n’est pas le seul instrument que vous utilisez. Est-ce à dire que le baryton a une place fondamentale dans votre musique ?

Oui et non, j’adore le ténor, simplement en écrivant mon premier album Folklore imaginaire en 2005, j’avais envie de jouer du baryton, de rentrer dans une autre tessiture aussi, une façon de rompre avec certaines habitudes de jeu. Cet album est au baryton et sopranino que j’affectionne tout particulièrement. D’ailleurs les quatre albums qui ont suivi sont également au baryton et soprano.

Je pense que toutes ces années au baryton m’ont changé le son et le placement du son sur les autres saxophones : j’ai beaucoup appris en jouant et travaillant cet instrument. Le son, l’expression, le phrasé sont la recherche d’une vie de travail, ça ne s’arrête jamais. Prendre certains chemins, faire certains choix permet de s’approcher de ce qui reste indéfiniment la quête d’un musicien. Et sur mon prochain album, Résonances avec le trio Triple Roots que j’ai constitué avec Kevin Reveyrand et Jean-Luc Di Fraya, je suis au ténor et soprano.