Scènes

Festival « Bleu sur scène » 2006

De grands noms, entre sommets et déceptions : la formule d’un festival de luxe qui ne laisse pas insensible.


Pour la troisième année consécutive, le Théâtre du Châtelet concluait sa saison par son festival de jazz. Toujours bien fourni en têtes d’affiche prestigieuses, le festival réunissait cette année une pléïade de talents particulièrement impressionnante en quatre soirées seulement. Citizen Jazz a pu assister à six des huit concerts programmés (les duos Bobo Stenson/Anders Jormin et Jon Balke/Arve Henriksen ayant dû subir la concurrence de la Coupe du Monde de football).

Le festival commence mardi 4 juillet par la prestation du Wayne Shorter Quartet, un groupe à la désormais belle longévité.

Le leader, figure essentielle du jazz de ces quarante dernières années, est revenu à la scène après un long silence consécutif aux morts tragiques de sa fille et de sa femme. Avec son groupe composé de Danilo Perez au piano, John Patitucci à la contrebasse et Brian Blade à la batterie, il développe aujourd’hui une nouvelle musique, qui regarde plus du côté du présent que du passé.

Loin de jouer à la “légende” revisitant ses heures de gloire, Shorter a monté un formidable groupe avec lequel il peut vraiment dialoguer et repousser ses propres frontières stylistiques. On n’a pas affaire à un soliste accompagné par des sidemen à son service, mais bien à un véritable groupe qui repose sur quatre fortes individualités. Shorter n’est d’ailleurs pas le plus expressif dans ce contexte. Il laisse de longs développements aux trois autres, n’intervient qu’occasionnellement, comme s’il cherchait plus à ponctuer le discours du trio qu’à le conduire.

L’identité sonore du groupe repose en fait plus sur la complicité entre Danilo Perez et Brian Blade, qui échangent constamment regards et sourires. Le style du pianiste panaméen, bien loin des “latineries” de ses débuts, évoque une constante pluie d’été, fraîche et surprenante. Le langage, centré sur l’élément liquide, fait immanquablement penser à Debussy. L’élasticité de Brian Blade, dynamiseur bien plus que dynamiteur, démultiplie les cellules rythmiques et donne un aspect aérien et léger à la musique du groupe. Situé entre le pianiste et le batteur, John Patitucci sert de colonne vertébrale au groupe. S’il est sans doute le moins inventif dans ses développements personnels, c’est lui qui intervient le plus régulièrement, prend le plus de solos, et insuffle énergie et densité à la musique.

Au fil du concert, Shorter intervient un peu plus, notamment au soprano où il s’autorise quelques montées en puissance flamboyantes. Pourtant, on sent que l’esthétique qu’il recherche est ailleurs. Dans ces bribes de mélodies qui s’enchaînent sans transition, ces zigzags rythmiques qui donnent constamment à entendre l’inattendu. La musique du groupe est ainsi plus abstraite qu’à ses débuts. Les thèmes ne sont plus développés.

Si, esthétiquement, ce n’est pas du free jazz, on s’en rapproche par moments dans l’esprit. Avec une beauté hors du commun au niveau du son d’ensemble. Pas forcément facile d’accès, loin des repères habituels de l’oeuvre de Shorter, cette musique offre néanmoins son lot de trésors délicats pour qui s’abandonne aux délices pointillistes du saxophoniste soutenu par un trio télépathique.

Le lendemain, l’événement est la venue de Masada, qui ne s’était plus produit dans la région parisienne depuis cinq ans. Très resserrés sur scène, les quatre musiciens qui composent le groupe donnent l’impression d’être en formation de combat. Ce sentiment est renforcé par l’éternel treillis militaire agrémenté de tsitsit (franges de laine qu’arborent les Juifs religieux) que porte John Zorn. A l’arrière Joey Baron, sur la gauche, et Greg Cohen sur la droite, assurrent les plus lourdes attaques. A l’avant, Dave Douglas, à gauche, et John Zorn à droite, décochent régulièrement des flèches légères mais meurtrières.

En entamant le concert par « Hath-Arob », thème particulièrement incisif tirant sur le free bruitiste, Masada prend les spectateurs à la gorge. Pas d’échauffement avec eux, il ne faut pas que ça traîne. Musique urgente - même si elle s’autorise aussi le déroulement de belles mélodies plaintives d’inspiration judaïque - on y retrouve comme un concentré des techniques musicales qui ont fait la réputation de Zorn : improvisation dirigée à la mode Cobra, zapping mélodique et rythmique à la Naked City, capacité d’allier l’aspect “chanson” et la radicalité free, sax alto tour à tour lancinant et furieux - avec toujours cette touche d’acidité si personnelle -, respiration circulaire et émission de deux sons distincts simultanés, et, bien sûr, revendication de son identité juive qui donne un parfum oriental aux compositions du groupe.

A ses côtés, Dave Douglas fait des étincelles sur ce répertoire qui lui permet d’exprimer toute l’éntendue de ses amours musicales : espagnolades, explorations bruitistes, fanfares de cirque, jazz fiévreux et même, parfois, une touche de douceur pour souligner la qualité des compositions de Zorn. A l’arrière, Greg Cohen n’est pas trop mis en avant. Moins que lors de certains concerts gravés par le groupe, en tout cas. Il ne prend que peu de solos, mais est parfaitement à l’aise dans son accompagnement rythmique entêtant et répétitif. Et puis, bien sûr, il y a Joey Baron ! Sa prestation est un bonheur total, notamment quand il frappe ses toms à mains nues. Toujours hilare, il alterne les énergies - allant d’une puissance quasi rock à un “percussionnisme” oriental très mélodique, en passant par de furieuses improvisations “stop-and-go” dirigées par Zorn.

Le répertoire proposé ce soir fait la part belle aux compositions, souvent inédites, du second songbook - composé fin 2004 et encore peu enregistré - même si le concert s’ouvre et se refermera sur des morceaux extraits du premier. On ne retrouve ainsi que peu d’éléments entendus sur les disques ou sur les scènes européennes, ce qui ajoute au piment de la soirée. Etrangement, la succession de morceaux en mode mineur contraste un peu avec la joie qui se dégage habituellement des prestations de Masada. On ressent comme un continuum de tristesse tout au long du concert, à peine agrémenté de-ci, de-là par quelques explosions tranchantes.

La filiation avec le quartet d’Ornette Coleman au tournant des années 60 est ainsi encore plus évidente qu’à l’accoutumée. Au bout de 50 minutes intenses, les musiciens saluent une première fois avant de s’éclipser en coulisses. Mais, sur les insistances d’un public fanatique, ils reviendront cinq fois, dont trois pour jouer un ou deux morceaux supplémentaires. Concert assez court, mais, comme disait leur modèle il y a une quarantaine d’années : « Beauty is a rare thing ».

Jeudi 6 juillet, on retrouve sur scène un autre membre de Naked City après Zorn et Baron en la personne de Bill Frisell. Le guitariste se produit en quintet, accompagné par Ron Miles au cornet, Greg Tardy au saxophone ténor et à la clarinette, Tony Scherr à la contrebasse et Kenny Wollesen à la batterie.

L’effet produit par ce groupe qui semble récent est assez mitigé. De bonnes idées, de beaux passages notamment grâce aux cuivres, mais dans l’ensemble un manque certain de consistance et une attitude un peu trop “cool” - notamment côté rythmique. Il y en a un peu pour tous les goûts : jazz, country, rock, pop… Un portrait musical de l’Amérique ? L’ambition n’est qu’effleurée.

A la sortie, il reste le souvenir du jeu de Greg Tardy, brillante étoile au milieu d’une musique qui a par ailleurs du mal à maintenir l’attention tout au long du propos - souvent fort long. Que ce soit au ténor ou à la clarinette, il a une vraie personnalité musicale, faite d’un étonnant alliage de puissance du souffle et de maîtrise de celui-ci, comme pour caresser le son cuivré ou boisé qui sort de son instrument. Ron Miles, qui intervient moins, propose lui aussi des éléments intéressants, avec parfois une touche un peu bruitiste et incisive. Le leader, lui, déroule un jeu le plus liquide possible, parfois légèrement perturbé par des effets, mais ne proposant pas vraiment de direction au groupe, qui semble à certains moments un peu perdu dans ce magma mélodique sans queue ni tête. La déception principale vient de la rythmique, et notamment de Kenny Wollesen, qu’on a connu bien plus inspiré et surtout plus varié. Un concert loin d’être insupportable, mais qui ne laisse pas un grand souvenir.

Le même soir, à 22h30, le concert du foyer est déplacé dans la grande salle, l’organisation ayant redouté les klaxons en cas de victoire française le soir précédent et décidé de s’en tenir là pour la semaine. Etrange sensation que de sentir dans son dos la grande salle déserte…

Sur scène, Benoît Delbecq et Marc Ducret se retrouvent pour la première fois en duo. S’ils ont déjà joué ensemble, ce n’était jamais dans ce cadre précis. Et si ce sont des musiciens qu’on a plus l’habitude de voir que nos Américains de passage, c’est donc quand même un petit événement. Leurs univers respectifs se marient, il faut dire, à merveille. On sent à la fois une complicité naturelle et un véritable travail visant à présenter au public quelque chose d’abouti. Ce fut bien le cas. Les deux amis alternent les compositions de l’un et de l’autre, anciennes (formidable version de « Ce sont les noms des mots » de Ducret, morceau que Delbecq avait déjà enregistré il y a quelques années avec Kartet), ou plus récentes. Les brisures de la guitare s’accordent parfaitement à la pluie légère de notes carillonantes au piano - hommage discret à György Ligeti, qui nous avait quittés quelques jours plus tôt. Beaucoup de retenue dans la musique interprétée ce soir-là, ce qui n’exclut évidemment pas quelques montées en tension typiques de Marc Ducret, dont la progression mélodique heurtée est toujours aussi belle. Au-delà de la succession de grands noms sur scène, ce sont ces moments de création privilégiés qui font la richesse d’un festival.

Vendredi 7 juillet, la dernière soirée du festival voit se succéder sur scène deux pianistes “mythiques”, dans des registres diamétralement opposés. Tout d’abord, à 20h, McCoy Tyner donne un concert de “gala”, avec tout le côté un peu ronflant que cela peut avoir. S’il était plus en forme physiquement que lors de son apparition en solo à la Cité de la Musique en septembre dernier, musicalement c’était bien moins passionnant.

Il commence en trio avec Charnett Moffett à la contrebasse et Eric Kamau Gravatt à la batterie. Etonnant de voir le premier batteur de Weather Report dans ce contexte, surtout après ces années (voire ces décennies) de silence. Pour tout dire, il ne se montre pas très imaginatif, se contentant d’assurer le rythme en soutien au reste du groupe. Moffett, lui, est là pour assurer le show. (C’est d’ailleurs lui qui, à la fin, restera le plus longtemps sur scène pour profiter des applaudissements.) Il propose il est vrai quelques sympathiques solos, dont un particulièrement démonstratif et funky destiné à permettre à Gravatt de réparer sa batterie après une chute de cymbale.

Cette partie en trio pourrait avoir son intérêt de par le jeu de McCoy Tyner ; malheureusement, ce n’est plus du tout le cas quand le reste du septet arrive après les deux premiers morceaux. La section de cuivres (Steve Turre au trombone, Wallace Roney à la trompette, Eric Alexander au saxophone ténor et Donald Harrison au saxophone alto) est on ne peut plus plate, que ce soit dans les parties collectives ou dans sa succession de solos scolaires - sans la moindre consistance. Il est désolant de voir Tyner avec un tel accompagnement. Il faut dire qu’à l’origine Dave Liebman devait se trouver parmi les cuivres (remplacé finalement par Eric Alexander), ce qui laissait augurer de quelque chose d’un peu plus original. Finalement, les meilleurs moments du concert auront été les deux solos de Tyner et quelques passages en trio, quand le pianiste reprend à son compte la musique et casse un peu le cycle trop bien huilé de cette machine froide et sans âme. On retrouve alors les caractéristiques les plus plaisantes de son jeu torrentiel - main gauche puissante, bondissante, et poignet encore très mobile, appuyant sur l’élément rythmique pour dynamiser la mélodie.

Le festival s’achève ce même soir à 22h30 par une prestation de Ran Blake en solo.
Ran Blake, éternellement associé à Jeanne Lee et au chef-d’oeuvre de 1961, The Newest Sound Around, même si sa carrière est loin de s’y résumer. Quarante-cinq ans après, Ran Blake est un vieux monsieur qui demande à jouer dans le noir. Seul le fond de scène reste éclairé, ce qui donne l’impression d’assister à un spectacle d’ombres chinoises où seuls le pianiste et son instrument se détachent en noir sur le fond bleu, emblème du festival.

Ran Blake ne joue qu’une demi-heure (il fallait décidément préférer la qualité à la quantité toute cette semaine), mais dans un silence de cathédrale, les spectateurs retenant leur souffle face à la magie qui s’échappe de ses doigts. Il est aujourd’hui délicat de ramener à un style le jeu de celui qui fut à ses débuts un pilier du “Third Stream”. De multiples influences se font écho sous ses doigts (classicisme, romantisme, bop, cool jazz…), avec toujours un toucher délicat, évoquant des formes abstraites, simples, parfois claudiquantes, parfois très mélodieuses. Au bout de trente minutes d’un flot musical ininterrompu, il s’arrête net, hésite un court instant, et quitte finalement la scène. Applaudissements prolongés, puis silence respectueux. Va-t-il revenir ? Un organisateur vient alors dire que Ran Blake est allé au bout de ses forces et ne peut plus jouer. Des “Ce n’est pas grave. Bravo. Merci.” montent du public qui se remet à applaudir. Alors que tout le monde s’apprête à savourer le silence qui suit, Ran Blake revient et entame un « Bella Ciao » qui s’achève en « Round Midnight ».

C’est la rareté de ces moments-là qui donnent toute leur saveur aux festivals.