Scènes

Mihaly Dresch Quartet, explosive intimité

Un beau concert du saxophoniste hongrois à Paris.


Le saxophoniste phare de la scène jazz hongroise donnait, mardi 29 mai à l’Institut Hongrois de Paris, un concert à la tête de son quartet régulier devant un public clairsemé mais conquis.

Le vie du jazz parisien réserve parfois d’étonnantes, et désagréables, surprises. Comment se fait-il qu’un musicien de la classe et de la renommée de Mihaly Dresch ne puisse se produire que dans la petite salle du centre culturel de son pays d’origine devant à peine trente personnes ? L’un des plus actifs et des plus intéressants jazzmen hongrois depuis près de trois décennies, source d’inspiration constamment renouvelée pour les générations surgies depuis dans son alliage du langage jazz et des traditions locales, mériterait un meilleur sort, une plus grande salle, une meilleure publicité (particulièrement discrète), et plus de curiosité, hors des sentiers français et américains, de la part du public. Faute de tout cela, de rares privilégiés auront eu la chance d’assister à la belle prestation du saxophoniste et de son fidèle quartet.

Bien loin d’une mode des « musiques du monde », l’écriture de Mihaly Dresch fait référence aux travaux de Kodaly et Bartok sur la musique paysanne et son incorporation dans la musique savante. A l’instar du pianiste et pionnier György Szabados, avec qui il a souvent joué, il a transposé cet intérêt au langage jazz. L’aspect plaintif de la musique populaire hongroise, dû à l’utilisation de la gamme pentatonique - qui nous en rappelle l’origine orientale, extérieure à la tradition italo-allemande - se marie parfaitement avec le feeling blues qui irrigue la grande histoire de l’expression artistique afro-américaine. Cette conjugaison unique d’éléments porteurs explique certainement la persistance, la richesse et l’identité de la scène jazz hongroise au sein d’une Europe centrale plus chiche par ailleurs. Et Mihaly Dresch en est aujourd’hui la plus belle incarnation.

Pour ce concert, l’entrée en matière est délicate, à la flûte traditionnelle. Le souffle de Dresch semble nous inviter à entrer sereinement dans son univers. Le frémissement des cordes de la contrebasse de Matyas Szandai et l’effleurement des peaux de la batterie d’Istvan Balo accentuent le climat d’aube naissante qui s’empare de la belle salle boisée de l’Institut hongrois. L’entrée dans la danse du cymbalum de Miklos Lukacs rompt néanmoins le confort où semblait se prélasser les musiciens et le public. Le cliquetis metallique qui s’abat sur les cordes de l’instrument donne le ton au morceau qui s’accélère progressivement. Mihaly Dresch passe alors au saxophone soprano. On ne sait plus s’il s’inspire de Coltrane ou des modes de la musique indienne (toujours cet Orient plus ou moins fantasmé de la culture nationale hongroise depuis sa recherche d’affirmation face au monde germanique au XIXè siècle). Peut-être l’intérêt porté par l’un à l’autre lui permet-il de faire le pont entre ses deux inspirations.

Le premier morceau prend désormais la forme d’une longue suite, ponctuée par les changements d’instrument du leader. Au ténor, il évoque tour à tour le lyrisme brûlant de Gato Barbieri ou Pharoah Sanders et la raucité blues d’Archie Shepp. L’effet « retour vers le futur » free des Roaring Sixties est accentué par le cymbalum qui se rapproche des sonorités du piano. Les accords qui naissent sous les mailloches de Miklos Lukacs font fortement penser au jeu tout en harmonies percussives de McCoy Tyner. Ce n’est pas la moindre des surprises qui émergent de cette musique. Avec ce groupe, l’instrument sort (enfin) de son rôle folklorique et décoratif pour gagner en richesse expressive et devenir un instrument soliste qui ne brille pas que dans les passages au rythme endiablé (bien loin des « tziganismes » habituels).

A entendre l’énergie dont est capable Dresch au ténor, on se dit qu’on a retrouvé le père spirituel d’Akosh S. Moins aylérien, plus coltranien que son cadet, le plaisir naît cependant également de leurs différences. La formule en quartet et l’inspiration respectueuse issue directement de la tradition afro-américaine donnent à Mihaly Dresch un aspect plus clairement jazz. Question de génération, sans doute. Confrontation du moderne (Dresch) et du post-moderne (Akosh)…

La paire rythmique qui soutient le quartet est parfaite en tous points. Il faut dire que ces deux musiciens jouent ensemble depuis plus de dix ans. Cette longévité transparaît dans leur complicité et leur musicalité. Le jeu d’Istvan Balo à la batterie retient particulièrement l’attention. Il utilise assez peu la grosse caisse, ne tient pas un rythme lourd. En revanche, il se régale à mains nues sur les peaux de ses toms. Soit par effet de contraste avec la puissance expressive du ténor, soit comme surlignement ponctuel des délicates zébrures du soprano et de la flûte. A la contrebasse, la culture classique - bartokienne en premier lieu - de Matyas Szandai se fait entendre à l’archet comme dans les pizzicati puissants qui écrasent les cordes sur la touche (échos de la Musique pour cordes, percussions et célesta ?). Les effets de trille du cymbalum renforcent cette identification moderniste puisée dans les compositions du plus grand des Hongrois.

La fin du concert, après la longue suite inaugurale, s’articule autour de formes plus concises et de thèmes présents sur différents disques que le saxophoniste a publié sur le label BMC Records ces dernières années. Ce label effectue d’ailleurs un remarquable travail pour faire connaître les musiciens hongrois à l’étranger et provoquer des rencontres transnationales depuis sa base budapestoise. Citizen Jazz aura bientôt l’occasion d’y revenir en détail.

En s’abreuvant à différentes sources du passé (folklorique et classique, moderniste et free jazz), Mihaly Dresch a créé et fait fructifier un langage riche, inhabituel, et d’une grande force expressive. Devant une audience réduite - mais conquise, comme en ont témoigné les deux rappels - il a pu donner libre cours à cette explosive intimité.