Scènes

Festival « Jazzèbre » 2012 : la vingt-quatrième échappée

Les principales étapes du festival de jazz de Perpignan, ou une échappée festive et pleine de découvertes.


Beaucoup de bons et même de « formidables » moments pour la vingt-quatrième édition du festival « Jazzèbre » qui se déroule à Perpignan et alentour jusque dans le département voisin de l’Aude. Des moments musicaux mais aussi de « convivialité » avec un public souvent enthousiaste.

C’est la vingt-quatrième fois, oui la vingt-quatrième, que Le Zèbre de Perpignan s’échappe. Il a pris le large le 28 septembre pour ne retrouver le calme que le 21 octobre (c’est beaucoup dire, d’ailleurs : la veille, Sandra Nkaké, suivant l’Orchestral Funk, avait si bien échauffé le Médiator que dehors, la tempête éclata et que les foudres du ciel s’abattirent sur la jungle et l’asphalte de la Catalogne française (si tant est que ces deux termes soient compatibles). Bref, le lendemain le Zèbre dut rentrer au bercail, le pique-nique de clôture sur la place de la République (française ? catalane ?) étant annulé. Le soleil était pourtant revenu…

Le festival pouvait enfin commencer – du moins la première escapade du Zèbre - prévue entre Rivesaltes (célèbre pour ses muscats et autres vins de qualité, appréciés par les Zèbres qui se respectent !), en train s’il vous plaît, et qui avait pourtant été annulée, une partie du ciel étant tombée sur la tête des festivaliers. Ce à quoi, au bord de la Méditerranée, on n’est pas bien habitué…
Cette vingt-quatrième échappée ne fut donc pas de tout repos. Mais ce fut une belle promenade en jazz. Aventureuse souvent – c’est cela qui nous a enchanté – enthousiasmante à maintes reprises.

On ne reviendra pas sur toutes les étapes que ce Zèbre catalano-français a parcourues cette année. Nombreuses, elles sont passées par des cases diverses - cinémas, médiathèques, hôpitaux (avec Didier Malherbe et Eric Löhrer), universités [1], conservatoire… [2] Retenons donc les plus belles, les plus passionnantes, non sans avoir souligné que la conception même du festival (promenades à vélo, en train, sur la place ou sur la plage, cinéma, rencontres ici ou là, documentaires et discussions, cirque, poésie, concerts pour les plus petits, dégustations et plein de choses, grandes et petites, imaginables ou non, sans parler, évidemment, des concerts dans les principales salles, Théâtre de l’Archipel - inauguré par le Zèbre lui-même en 2011 - ou Théâtre municipal, haut lieu rénové des résidences passées et probablement à venir de Jazzèbre) est en soi très agréable, notamment pour qui « festivale » vraiment et suit de bout en bout le Zèbre dans ses pérégrinations. Difficile d’être partout, donc toujours où il faut. Pourtant, des « meilleurs moments », il y en a eu à foison cette année.

Mélissa Von Vepy/Stéphan Oliva
Mélissa Von Vepy et Stéphane Oliva

Meilleurs moments - chapitre I

Au-delà de l’anecdote, commençons par remonter le moral de Yann Causse, concepteur, créateur, inventeur, programmateur, et de son équipe au sourire formidable ; sans oublier toutes celles et ceux qui se sont retrouvés en ce dimanche d’octobre au magnifique Jardin des Plantes de Saint-Cyprien. Le temps était radieux, la pelouse bien verte ; les arbres, les bambous, les bassins, les fleurs : tout était en fête. « La face cachée des sous-bois », avec Ferdinand Doumerc (saxophones), Julian Babou (basse) et Sonny Troupé (batterie), nous a fait voyager joyeusement.

Meilleurs moments - chapitre II

Quelques jours plus tard, nous voici embarqués pour une autre aventure, cette fois au Carré, salle intime toute de noir vêtue à l’intérieur et qui porte bien son nom. La rouille de sa façade est fausse puisque due à Jean Nouvel, inventeur de la « rouille » la plus onéreuse au monde, mais l’ensemble est très agréable et plutôt confortable (pour les oreilles et pour les jambes). En première partie ce soir-là, le pianiste Stéphan Oliva accompagne la trapéziste Mélissa Von Vepy pour un spectacle-concert, Miroir, Miroir, créé au festival d’Avignon il y a trois ans. Un grand miroir suspendu fait office de trapèze : intègre ou éclaté, fracassé ou brisé, tout ensemble. Mélissa s’y voit, s’y efface, passe de l’autre côté, nous renvoie la lumière elle-même, et notre propre image - ou plutôt la lumière dont il est la source. Dont elle est, avec ses yeux, son sourire, ses bras, ses jambes si longues, la véritable origine. Elle vient, en même temps que la musique, nous frapper, nous saisir. Nous emporter. Nous renvoyer à nous-mêmes en se réalisant, par son exploit, son effort, sa tension, sa souplesse extrême, sa force et sa douceur intimement mêlées. On pourrait digresser longtemps - plus ou moins à l’infini - sur la psychologie du miroir, notamment depuis la psychanalyse ; une psychologie plus ou moins facile, pertinente parfois, impertinente aussi et ce serait tant mieux.

Mélissa Von Vepy/Stéphan Oliva

Mais ce qui devient plus que jamais évident ici c’est que le jazz est une musique qui vient du corps. Parce que celui-ci n’est pas notre enveloppe et notre extériorité mais au contraire notre subjectivité la plus secrète - en tout cas la plus intime. C’est pourquoi, sans doute, la plus belle musique est une danse.

Si le piano lucide et lui aussi si lumineux de Stéphan Oliva peut atteindre à cet extrême, en accord avec la trapéziste, ce n’est pas un hasard. Celui qu’en travaillant tous deux auraient soumis au diktat, à l’exercice, pour en faire une « mécanique » réussie et bien huilée comme l’on dit ? Non, c’est que plus profondément, le corps n’est rien d’autre - comme la musique elle-même - qu’un rythme, une harmonie, une façon d’être et de vivre, une intériorité. Là n’est pas le moindre bonheur de « Miroir, miroir ». Interrogé comme dans un conte, ce dernier nous a, l’espace d’un instant, dévoilé ce merveilleux mystère.

Nul besoin de transition – simplement le brouhaha, suivi du silence, de ces minutes nécessaires au changement de décor - pour partir en voyage avec Marc Ducret et le trio Journal Intime [3], comme toujours quand l’invention est constante et que sont au cœur de la musique le plaisir de créer et l’imagination lorsqu’elle signifie de couleurs nouvelles, chatoiements et lumières incessantes. Même si les mondes ainsi créés diffèrent, nous nous y retrouvons, nous y devenons nous-mêmes. C’était semble-t-il la cinquième fois qu’était jouée en public Extension des feux, cette musique commune à l’un des guitaristes les plus novateurs qui soient et à un « trio de vents » à qui la liberté dans toutes ses acceptions, les plus intelligentes et les plus folles, ne fait pas peur. C’était comme une première fois pourtant. La première fois, il faut se lancer, se donner. Ce fut le cas. Comme par magie, la musique la plus inouïe peut faire danser à l’instant même où les sonorités nous étourdissent. Que Marc Ducret maltraite un peu sa guitare ou qu’un trombone s’enflamme. On comprend alors que le domaine des feux soit en pleine extension… N’est-ce pas ce qui fait le cœur du jazz (peut-être de toute musique lorsqu’elle est pleinement elle-même) que ce feu qui brûle et qui nous saisit ?

Meilleurs moments - chapitre III

Le samedi suivant, 13 octobre donc, après le sextet du batteur Jean-Pierre Jullian à une heure où tous les zèbres ne pouvaient festivaler, la soirée se déroule dans l’autre salle du théâtre de l’Archipel, le Grenat. Une salle toute rouge à l’intérieur… mais aussi à l’extérieur… [4] Ce sont tout d’abord Les Amants de Juliette [5] une nouvelle fois réunis : il y a plus de vingt ans qu’ils ont rencontré l’amour de Juliette. Manifestement ils ne s’en lassent pas. Et on les comprend. On tombe sous le charme comme lors de leur premier disque. Un des plus beaux moments du festival, donc. La musique des « Amants » est faite tout autant d’invention et d’audace que de douceur, de délicatesse et d’amour. Peut-être faudrait-il parler de passion. Non pas celle qui vous dévore mais celle qui, faite de tendresse, l’engendre fatalement. Il y a ici beaucoup d’inventivité, de choses inouïes qui surprennent sans jamais heurter et qui, pourtant n’ont rien de mièvre : la douceur n’y est pas doucereuse. Et les couleurs qu’imagine ce trio sont attirantes, voire envoûtantes. Les Amants de Juliette n’ont certainement pas fini de nous séduire.

Benoît Delbecq - un Amant de Juliette

Sur la scène du Grenat survient ensuite Joe Lovano. Là non plus, pas besoin de temps d’adaptation. Les deux formations n’ont pas véritablement à voir l’une avec l’autre mais s’enchaînent avec facilité. Joies des programmations bien conçues…
Joe Lovano est sans doute un des saxophonistes les plus marquants de sa riche génération. La liste de ses collaborations est impressionnante. Mais ce qui l’est encore plus, c’est sa maîtrise et son talent. Il était ici en invité au quartet du trompettiste Dave Douglas, dont il fut l’un des mentors, et fort bien entouré - le pianiste Lawrence Fields, la contrebassiste Linda Oh et l’impressionnant Joey Baron à la batterie rassemblés pour un hommage à un autre grand saxophoniste dont on célèbre le quatre-vingtième anniversaire, Wayne Shorter (une génération de plus, à peu de chose près, que Lovano !).

Dave Douglas feat. Joe Lovano

De bout en bout la musique est flamboyante. Entraînante, vibrante, parfois « vibrionnante ». Toujours chatoyante, souvent éblouissante. Les climats se redéploient sans cesse afin que chacun s’y retrouve, pour peu qu’on fasse l’effort de l’écoute, qu’on se laisse emmener en voyage. Joe Lovano et Dave Douglas prennent chacun leur juste place. Ensemble ou tour à tour. Joey Baron est à la fois omniprésent et discret, synthèse de tous les arts de tous les batteurs ; une sorte d’exploit. Et toujours souriant. La complicité avec l’excellente Linda Oh est un autre de ces petits instants de grâce qui montrent la cohérence et la cohésion intelligente de ce groupe. Bien sûr on ne peut que penser (surtout si l’on est de la génération de Lovano ou un peu plus… !) aux Jazz Messengers d’un autre merveilleux batteur, Art Blakey. Des Jazz Messengers du XXIè siècle, cela existe donc. Ce « Sound Prints » quintet mérite de lui succéder. Mais sans doute n’est-ce pas là son ambition.

Un bon moment - chapitre IV

Passé avec le quintet du pianiste cubain Roberto Fonseca parvenu sinon à la gloire, du moins à la renommée, en accompagnant Ibrahim Ferrer. Un peu de retard à l’allumage pour ce concert enflammé : on refuse du monde. Incident géré, cela va sans dire, avec tact par l’équipe du Zèbre. Pendant ce temps, le public acquis d’avance trépigne de joie. Roberto et ses compères, le joyeux Baba Sissoko en tête, n’auront aucun mal à enchanter ceux qui dansent déjà dans leur tête. Une musique bien faite qui, malgré de discrètes additions électroniques - ordinateur portable à côté du piano - n’apporte pas grand-chose sur le plan créatif. Il faut dire qu’elle n’est pas faite pour cela. Et surtout, une fois encore, que les spectateurs viennent pour la joie des rythmes latinos ou afros, pour l’éclatant clavier du boss et le sourire ravageur de Baba. Ils en ont pour le prix de leur billet, et même un peu plus grâce à trois rappels enthousiastes.

Zapping : le meilleur moment - chapitre V

Zapping parce que l’auteur de ces lignes aurait dû être là et que, malencontreusement, il n’y fut pas… Peut-on parler de quelque chose que l’on n’a pas entendu ? Pour une fois, osons une entorse aux règles élémentaires du journalisme et de l’honnêteté intellectuelle, voire morale ! On peut tout de même rapporter l’avis de personnes présentes et avisés.

Sylvaine Hélary Trio et le Zèbre

Première partie donc du concert du jeudi 18 octobre le trio de Sylvaine Hélary qui, présentée dans le programme comme « une drôle de zébresse à découvrir » [sic], joue de la flûte traversière, compose et dit des poèmes de Virginia Woolf ou Gherasim Luca, entourée d’Antonin Rayon à l’orgue et au clavinet et d’Emmanuel Scarpa à la batterie. Celles et ceux qui ont vu ce concert « un peu sombre » ont beaucoup aimé. On peut en voir les photos ici.

Francesco Bearzatti Tinissima Quartet et le Zèbre

Deuxième partie, intitulée « Monk’ n’ Roll » : le Tinissima Quartet du saxophoniste Francesco Bearzatti [6] Aux dires de tous, y compris du leader, c’est un peu rock. Et même plus. Monk en rock, on peut s’interroger. Mais ceux qui ont aimé ont adoré ! Les photos sont ici

Vers la fin - chapitre VI

Alors qu’on approche de la fin de cette 24è échappée du Zèbre, le ciel se couvre et de nouveau l’orage gronde ; la boucle est presque bouclée. Mais avant, une merveille. Un de ces instants qu’on n’oublie pas : la rencontre – dans la (trop) petite salle bondée du Théâtre municipal de Perpignan — de la violoniste et chanteuse japonaise Takumi Fukushima et du guitariste sarde Paolo Angeli. « Guitariste », vraiment ? Même l’esprit de Dali qui, en voisin, passait sans doute par là en ce moment magique, ne pouvait imaginer que l’on joue de la musique avec une machine pareille. Mais ce n’est là que l’apparence. Ce qui importe, c’est la musique… aussi indescriptible que la guitare. Plus contemporaine que jazz à proprement parler (d’ailleurs, peut-on parler proprement du jazz ?). On y entend des sonorités, des harmonies, des mélodies venues de loin - dans le temps et dans l’espace (l’Orient, le Japon certainement).

Takumi Fukushima/Paolo Angeli

Un concert inoubliable parce que ces deux jeunes musiciens ont l’art (c’est le mot) de tout donner avec une énergie souriante. Avec douceur et passion. En un mot, avec bonheur. Le bonheur d’inventer (musique moitié écrite, moitié improvisée) à chaque seconde, et d’avoir un public attentif… et lui aussi heureux. Qui demande davantage ne sait pas ce qu’il veut…

On enchaîne, sur la (relativement) grande scène du Théâtre avec le trio Azul du contrebassiste portugais Carlos Bica, accompagné du guitariste allemand Franck Möbus et du batteur états-unien Jim Black. Bica a joué avec John Zorn, ce qui va bien, a priori, avec Jim Black. Mais quand on est contrebassiste et portugais, on est facilement empreint d’une certaine saudade, et on n’a pas forcément en soi la furie de son batteur. Celui-ci qu’on situe – peut-être parce qu’il a joué avec Dave Douglas – dans la continuité de Joey Baron en est pourtant tout le contraire. Certes tous deux déploient une énergie et une inventivité incessantes ; mais Baron est toujours là où faut, sans jamais écraser ni ses camarades, ni la musique elle-même, tandis que Black en fait un peu, beaucoup, passionnément trop. Surtout quand le troisième larron joue d’une guitare délicate aux couleurs sans cesse renouvelées, avec une sidérante précision du geste, et que ses notes justes, rares, ouvrent de grands espaces. A l’opposé d’un batteur qui, malgré son indéniable talent, n’est pas vraiment à sa place ici.

C’est enfin le tour de la Compagnie Lubat, nouvelle génération : le plus ancien dans le groupe et en âge (en dehors du « patron », 68 printemps cet été) est le guitariste et chanteur Fabrice Vieira. À leurs côtés, les ados Thomas Boudé à la guitare, le bassiste Jules Rousseau et le fiston, Louis Lubat, à la batterie. Papa Lubat est au piano. Il chante. Il nous parle (beaucoup, comme d’habitude, c’est le Sud-ouest ; « Ils sont bavards », lâche ma voisine, qui ne doit pas fréquenter beaucoup de Catalans. Le public rit, s’amuse. Bernard aussi, manifestement. D’ailleurs, pour parler comme lui et le « moquer » un peu, comme on dit en Gascogne, il « manifeste » (mais ne ment pas, c’est lui-même qui le dit). Formidable pianiste, Lubat. Dommage que ce qu’il donne aujourd’hui soit un peu… entendu, convenu. Rêvons un peu. Pour nous. Pour lui aussi : que les « gamins » qui l’entourent lui redonnent un air de jeunesse. On a de la tendresse pour Bernard Lubat. On voudrait que ça continue longtemps.

Coda

A la sortie du concert en sent bien que l’orage va s’abattre. A moins qu’il ne se soit déjà abattu. Peu importe. Le lendemain ce sera au Médiator (lieu branché, électrique) que Sandra Nkaké apportera ses braises et sa musique foudroyante.

Le Zèbre rentre chez lui, en attendant de célébrer, l’année prochaine, son quart de siècle ! Tout le monde, malgré la foudre, est un peu triste… comme toujours quand la fête est finie. C’est à cela qu’on voit qu’elle fut belle.


Toutes les photos sont de Michel Laborde/Objectif Jazz (Droits réservés)

par Michel Arcens // Publié le 26 novembre 2012

[1Oui, il y a même une université à Perpignan, et beaucoup d’étudiants venus de Chine ce qui doit être à l’origine du nom de « Pyrénées-Orientales » ! Parce que, si vous enlevez les Chinois de Perpignan, il y a ici davantage de Catalans, de Bretons et même de Français que d’Orientaux

[2Oui, il y a un Conservatoire de musique, dont le grand maître ès-jazz est désormais le saxophoniste Vincent Mascart.

[3Frédéric Gastard saxophone basse, ténor et soprano), Matthias Mahler (trombone) et Sylvain Bardiau (trompette).

[4Salle que l’on doit au même architecte que Le Carré tout rouillé… qui n’y est pas allé de main morte : il a conçu et réalisé cinq salles ou bâtiments pour un seul théâtre !. Mais peu importe, surtout quand l’acoustique est aussi belle.

[5Serge Adam (trompette), Benoît Delbecq (piano) et Philippe Foch (percussions).

[6Avec Giovani Falzone (trompette), Danilo Gallo (basse) et Zeno De Rossi (batterie, percussions).