Chronique

Francis Paudras

La Danse des infidèles. Bud Powell à Paris

Label / Distribution : Le Mot et le Reste

Francis Paudras (1935-1997) était un grand seigneur du jazz. Sorte de pendant masculin et européen de Pannonica de Koenigswarter, il n’a cependant été le protecteur que d’un seul créateur : Bud Powell.

Cela n’en rendait pas pour autant sa tâche plus aisée, tant le génial pianiste qui transcenda le bebop était un être en quête d’une résilience infinie. Atteint de troubles psychiques qui le faisaient extrêmement souffrir, il semblait ne pouvoir enfanter son art qu’à condition d’être au bord du gouffre de la folie. Cette sensibilité poétique à fleur de peau, Francis Paudras, soutenu par sa compagne d’alors, va trouver des moyens de la canaliser. En lui permettant d’échapper aux griffes de la terrifiante « Buttercup », manageuse autoproclamée d’un Noir américain exilé en France dont les troubles avaient été amplifiés par un coup de matraque sur la tête asséné par un flic raciste à New-York (pour une banale histoire de cannabis, à laquelle son copain Monk était mêlé). En lui offrant un foyer parisien : Bud se remet à composer intensément dans l’appartement de sa nouvelle famille parisienne.

Ce qui permet à l’auteur d’éviter tout pathos dans cette sorte de journal d’une amitié, c’est justement cette extrême sensibilité portée à l’entretien de la flamme créatrice de celui qui était alors considéré comme une légende du jazz et qui, sous la plume de Paudras, atteint une dimension mythologique. De fait, l’emploi récurrent du passé simple confère une dimension quasiment épique au récit, cependant que l’usage de titres de compositions de Bud pour les chapitres de l’ouvrage rend l’ouvrage particulièrement swinguant. Et si les dieux de l’Olympe étaient des métaphores de l’humanité, Bud Powell en était un condensé suprême, comme le prouve ce récit entre ombre et lumière. Les relations épistolaires de Paudras avec les médecins, le manager new-yorkais et les tourneurs, sont autant de documents d’archives d’une exceptionnelle banalité. De même les disparitions temporaires de Bud dans son brouillard mental, errant dans Paris ou dans New-York (où, là, en plus, il était la proie des dealers). Ou encore ces rencontres avec ses pairs qui le vénèrent comme le plus grand d’entre eux (tel Ornette Coleman, car, oui, Bud fut un passeur entre bop et free).

La description quasiment clinique du travail musical, mais aussi des galères de logement et de santé, des mouvements d’humeur, est si forte visuellement qu’on comprend qu’elle ait inspiré Bertrand Tavernier pour son film « Autour de Minuit », dans lequel Dexter Gordon incarne le personnage de Dale Turner, inspiré des séjours parisiens de Powell et de Lester Young, et où François Cluzet interprète un certain Francis Borler, décalque de Paudras. Seul bémol à cette réédition : l’absence de photographies, présentes sur l’édition originelle de 1986. Mais loué soit l’éditeur phocéen Le Mot et le Reste d’avoir ressorti ce texte fondamental de l’Histoire du Jazz. Bud Powell, quant à lui, décède à New-York en 1966. Il avait 42 ans.