Entretien

François Thuillier

Un nom incontournable du tuba en France.

Tubiste très recherché, François Thuillier n’a plus à démontrer sa virtuosité, sa maîtrise technique ni même ses talents d’improvisateur. À l’aise dans le jazz comme dans la musique contemporaine et classique, ainsi que le démontrent ses multiples participations, il s’adapte aussi bien aux petites formations qu’aux orchestres de Patrice Caratini, Andy Emler ou Martial Solal… Très sollicité, il explique ici comment son instrument a pu se retrouver au devant de la scène dans de nombreux contextes.

- Pour quelle(s) raison(s) avez-vous opté pour le tuba ?

Je viens du nord de la France, une région où les orchestres d’harmonie amateurs sont encore assez vivants. J’ai joué de la trompette pendant un an. Mon professeur m’a ensuite fait essayer le petit tuba. Comme il y avait un manque de graves dans les orchestres et que je n’avais pas d’a priori, je me suis décidé. Bien sûr, je ne regrette pas…

- Il s’agissait pour vous d’un parcours classique dans un premier temps. Comment votre chemin a-t-il croisé celui du jazz et des musiques improvisées ?

En effet, j’ai suivi un parcours de classique dans une petite école à Doullens, puis au Conservatoire d’Amiens, de Lille et de Roubaix. En 1986, je suis rentré au CNSM de Paris dans la classe de Fernand Lelong. J’y ai obtenu trois premiers prix de musique classique (tuba, saxhorn et musique de chambre). A cette époque, je commençais à participer à des fanfares de rues comme Zic Zazou, et je me mettais à improviser. J’ai toujours aimé la musique un peu festive. Mes études classiques m’ont permis d’intégrer l’Opéra de Lyon, de participer à plusieurs orchestres classiques dans le monde entier et en 1989, à celui des Gardiens de la Paix de Paris, avec lequel je continue à jouer aujourd’hui. En parallèle j’ai suivi des études d’arrangement au CIM et de composition avec Philippe Legris, notamment en musique contemporaine et théâtre musical.

La rencontre qui a déclenché mon attrait pour le jazz a été celle, en 1989, de Marc Steckar, qui a fait appel à moi pour participer à son Steckar Tubapack. C’est là qu’est née mon envie de dévier du classique et de monter mes projets personnels en petite formation. Steckar est une des premières personnes au monde à avoir créé un orchestre à quatre tubas, piano et batterie qui a tourné pendant presque 25 ans. J’ai joué avec eux pendant 10 ans. Il m’a appris à écrire la musique et à improviser. On m’a très vite mis devant, en tant que soliste. Dans le jazz, le tuba n’est pas forcément un instrument d’accompagnement. J’ai pris goût à cette démarche de soliste, que je conserve encore à ce jour même si j’adore aussi jouer les lignes de basse. Je mets le tuba au même niveau que la trompette ou le trombone dans les différentes formations auxquelles je participe.

- N’y a-t-il pas dans le jazz une forme de liberté qui n’est pas présente dans d’autres musiques ? Que cherchez-vous à transmettre ?

La notion de liberté dans le jazz est surtout celle de l’improvisation. Je ne conçois plus la musique sans elle. Cela ne concerne pas que le jazz d’ailleurs. Je n’ai pas commencé par le jazz proprement dit mais plutôt par des expériences free, de musiques contemporaines et improvisées. Il y avait toujours un goût pour le côté festif et une volonté de transmettre une musique accessible au public. Je joue d’un instrument qui fait peur dans le sens où en France, le public ne connaît pas encore le tuba. Souvent, après un concert, on vient me demander comment s’appelle cet instrument. J’essaie donc de le faire découvrir.

Fr. Thuillier © P. Audoux/Vues sur Scènes

Certains musiciens font de la musique pour eux-mêmes et pas vraiment pour le public. Lorsqu’on est musicien, on a un rôle social qui est d’aller chercher les auditeurs. On a besoin d’eux pour vivre, on se doit de rendre heureux ceux qui viennent nous écouter pour passer un bon moment. On ne doit pas s’ennuyer à un concert ; les spectateurs doivent se retrouver dans une mélodie, un rythme, l’humour etc… Il faut qu’ils retrouvent cela en concert. Aujourd’hui, une fusion s’opère entre les musiques. Je ne suis pas le seul à venir du classique ou du jazz et à toucher à d’autres musiques. C’est une forme de liberté qui fait partie intégrante de ma vie de musicien.

- Peut-on dire qu’en tant que musicien de jazz, il est plus aisé de pratiquer d’autres musiques ?

À une seule condition : celle de répondre techniquement à la demande. Il y a des sons, des paramètres très techniques sur l’instrument qu’il faut connaître. J’ai appris, après mes 15 années d’études au Conservatoire, à jouer du classique et de la musique contemporaine. Ça ne se perd pas. Un jazzman qui n’est pas passé par cette voie devra s’y mettre sérieusement pour prétendre jouer du classique. C’est la meilleure école au niveau technique. Pour l’improvisation, je pense exactement le contraire. Lorsqu’on suit des études musicales poussées, l’exigence technique est importante et crée un certain esprit de compétition ; ça nous force à maîtriser cet aspect. Aujourd’hui, il est rare que je travaille une partition chez moi. Le déchiffrage est acquis.

- En France, le tuba n’a pas toujours été présent dans le jazz. Considérez-vous que sa place est suffisante ?

La première personne à avoir révélé cet instrument dans ce courant musical en France a donc été Marc Steckar. Michel Godard a aussi son élève - il avait intégré comme moi le Steckar Tubapack. Aux Etats-Unis, il y avait Bob Stewart et Howard Johnson, à peu près en même temps. Les Américains ont révélé le tuba dans les big bands de Gil Evans, avec Bill Barber dans les années 1955-1960. Dans le jazz, le tuba peut être mélodiste, considéré comme un gros cor ou comme un trombone car il possède la tessiture aigüe de cet instrument. Il est aussi bassiste. Dans les orchestres d’Andy Emler, Patrice Caratini ou Martial Solal auxquels je participe, il est soit utilisé dans les aigus comme complément de la section cuivres, soit comme doublure de la basse. Il a une place ambivalente que de nombreux compositeurs ont bien comprise aujourd’hui.

En France, on n’a pas à se plaindre. Les tubistes se sont fait une place. On a tous plus ou moins été élèves de Steckar, par exemple Didier Havet, qui participe plus à des formations Dixeland. J’ai aussi des élèves qui montent et donneront sans doute une place encore plus importante à l’instrument. La France est un peu le pays du tuba hors classique grâce aux instrumentistes qui le font vivre. En ce qui me concerne, j’ai passé plusieurs commandes de concertos pour tuba et orchestre d’harmonie à des compositeurs comme Jean-Marie Machado, Jean-Christophe Cholet, Marc Lys, Andy Emler et Jean-Philippe Vanbeselaere avec à chaque fois une volonté de mettre le tuba en avant. Daniel Casimir, Marc et Franck Steckar, Patrice Caratini, Jean Gobinet, Serge Adam et Denis Leloup ont également écrit pour tuba et orchestre, et d’autres pour de plus petites formations.

- Que retenez-vous de votre participation aux orchestres de Caratini et Emler ?

Ce sont deux orchestres complètement différents, musicalement et humainement. Dans l’orchestre de Caratini je retrouve un peu le côté classique, même s’il a des programmes assez modernes. Les arrangements sont très bien faits. Comme dans le MegaOctet d’Andy Emler, avec en plus la folie de chacun des membres, qui partent dans des improvisations délirantes, parfois sans savoir où on va. J’aurais du mal à me passer de ces deux orchestres, qui sont devenus pour moi une histoire de famille. Chaque concert est une fête différente. On s’apprécie tous humainement. Ce sont des orchestres déjà bien rodés : le Caratini Jazz Ensemble a 12 ans et le MegaOctet 20 ans.

- Vous semblez mêler différents genres musicaux : groove, funk, contemporaine… Avez-vous des références musicales particulières ?

Deux : Jaco Pastorius car c’est le bassiste le plus mélodiste qui ait jamais existé, et Albert Mangelsdorf, qui a su pousser le trombone vers une utilisation très moderne, avec les doubles sons et le développement de la polyphonie. J’adore aussi Joe Zawinul et tous les musiciens africains qui ont collaboré avec lui. Quand j’étais plus jeune, j’étais déjà fan du MegaOctet. À l’époque, le tuba y était tenu par Michel Massot.

- Vous consacrez aussi une partie de votre temps à l’enseignement…

Je donne des cours de tuba aussi bien classique que jazz au Conservatoire d’Amiens. Je travaille également l’improvisation avec mes élèves. On a monté un big band de tubas et batterie, le Mega Tuba Orchestra, avec des compositions personnelles et des arrangements. J’ai un goût prononcé pour la pédagogie qui m’a été transmis par mes différents professeurs.

- Vous animez aussi des master-classes. Pensez-vous que cette forme est suffisante pour élargir la pratique du jazz ?

Fr. Thuillier © P. Audoux/Vues sur Scènes

Ce qui est important dans les master-classes, c’est que les enfants viennent avec leurs parents, qui ne sont pas toujours musiciens ; donc, ça amène un autre public. Après, les salles se remplissent beaucoup plus facilement. C’est une forme de pédagogie totale, aussi bien envers les amateurs que les personnes ne pratiquant pas la musique. Les masters-classes devraient donc être davantage présentes dans les structures de diffusion. Le côté pédagogique dès l’enfance est très développé dans les pays du nord de l’Europe. Nous avons beaucoup de leçons à retenir d’eux. Le jazz n’est pas suffisamment écouté. On peut faire plus, mais il existe une co-responsabilité entre plusieurs acteurs. Les musiciens qui font vivre cette musique doivent savoir la transmettre au public. Le côté politique n’est pas négligeable non plus. N’oublions pas que le jazz est souvent perçu comme une musique élitiste, ce qui ne correspond à rien dans la réalité.

- Quelle est l’actualité de vos projets personnels ?

Le Thuillier Brass Trio s’est récemment arrêté. C’était une initiative personnelle que j’ai menée pendant 12 ans avec Serge Adam et Daniel Casimir. Je participe à un trio récent avec le batteur Christophe Lavergne et le tromboniste Jean-Louis Pommier. Nous venons de sortir le disque Déjà 7h !?… paru sur le label Yolk. C’est la formation qui tourne le plus actuellement, un trio sans instrument harmonique qui nous permet de tenir de multiples rôles tout en gardant une grande liberté de jeu, avec toujours le côté festif et groove que j’aime défendre. On peut explorer le côté rythmique qui n’était pas présent dans le Thuillier Brass Trio. Les compositions sont de Jean-Louis Pommier et moi. J’ai aussi un duo avec Pierre Tiboum Guignon depuis 15 ans. Nous venons d’ailleurs de sortir notre deuxième album, Dédicaces, chez Nocturne. Pierre est un autodidacte, nous sommes complètement différents sur plein de choses mais nous arrivons à nous retrouver très facilement en concert. Il est toujours très plaisant de jouer avec lui en raison même de cette culture, de cette écoute différentes.

Le duo avec François Kokelaere est beaucoup plus récent et totalement improvisé. On a fait trois concerts. Je joue aussi un peu avec Alain Bruel dans un duo mêlant compositions personnelles et arrangements de valses musette. J’adore jouer avec des accordéonistes car ce sont des champions du monde de la vitesse et le côté très populaire de l’instrument me plaît. L’European Tuba Trio est la réunion de trois artistes sponsorisés par Yamaha avec Sergio Carolino et Anthony Caillet. Nous faisons quelques concerts à l’étranger. C’est une sorte de performance à trois tubas : le petit, le moyen et le gros où nous essayons de repousser les limites de l’instrument. L’Evolutiv Brass est une formation classique en quatuor que je partage avec des copains de conservatoire. J’ai aussi un projet avec un orchestre symphonique où je jouerai en soliste avec Jean-Marie Machado, et un autre avec Denis Leloup et un orchestre d’harmonie. Enfin, je prévois d’enregistrer en septembre avec un nouveau trio, (l’European-TV-Brass-Trio), co-dirigé avec Daniel Casimir et le trompettiste allemand Matthias Schriefl.

Pierre « Tiboum » Guignon/Fr. Thuillier © P. Audoux/Vues sur Scènes

Propos recueillis le 29 mai 2008.


Discographie sélective :

  • François Thuillier Brass Trio : Hommage (Quoi de neuf Docteur), Quand tu veux (Quoi de neuf Docteur), Rose de Picardie (Quoi de neuf Docteur).
  • François Thuillier – Pierre Tiboum Guignon : Duo (Quoi de neuf Docteur), Dédicaces (Nocturne).
  • François Thuillier : Frantic Squirrel (Quoi de neuf Docteur).
  • François Thuillier - Andy Emler - Jean Marie Machado : Place des Vosges (Quoi de neuf Docteur).
  • François Thuillier : Solo (autoproduit).
  • Wonder Brass Factory (avec Daniel Casimir) : California Blondes (autoproduit).
  • Trio LPT.3 (Lavergne – Pommier – Thuillier) : Déjà 7h ?!… (Yolk).
  • Mega Tuba Orchestra : Mega Tuba Orchestra (autoproduit).
  • European Tuba Trio : Jeudi 26 (autoproduit).

Autres participations discographiques (ordre non chronologique)

  • Avec l’Andy Emler MegaOctet : Dreams in Tune et West in Peace (Nocturne).
  • Avec Patrice Caratini : Hard Scores et Hommage à Louis Amstrong (Label Bleu), From The Ground, Anything Goes et « De l’amour et du réel » (Le Chant du monde)
  • Avec Martial Solal Newdecaband : Exposition sans tableau (Nocturne)
  • Avec Steckar Tubapack : Tubaliedoscope, Celtophonie, Pack Work.
  • Avec Michel Marre : Sardana Jazz (Night & Day), Indians Gavachs (Nord Sud).
  • Avec Jean-Marc Padovani : JazzAngkor, Minotaure Jazz Orchestra (Label Hopi).
  • Avec Bernard Strubert : Lover, Le jazz à pleins tubes, Le phare (Enja).
  • Avec le big band « Quoi de neuf Docteur ? » de Serge Adam : Le retour, En attendant la pluie, La femme du bouc émissaire, 51 Below, A L’envers (QDND).
  • Avec Luc Le Masne : Lemanacuba (autoproduit).
  • Avec le POM : Pom, Estramadure (Pee Wee).
  • Avec François Merville : La part de l’ombre (Emouvance).
  • Avec Jean-Marie Machado : Chants de la mémoire (Label Hopi), l’Autre rive.
  • Avec le collectif N’Co : Belle Histoire.
  • Avec Marc Drouard : Petits et grands formats