Sur la platine

Grant Green, transition et bifurcation

Deux rééditions chez Resonance Records le rappellent à notre souvenir


Funk In France et Slick ! ressortent proprement chez Resonance Records/Bertus, des enregistrements du guitariste Grant Green entre 69 et 75.

Funk In France
Grant Gren (g), Larry Ridley (b), Don Lamond (dms) + Barney Kessel (g), Claude Bartee (ts), Clarence Palmer (org), Billy Wilson (dms).
2 CD Resonance Records/Bertus

Sorti peu avant le début de la Coupe du Monde, Funk in France annonçait la couleur, avec son coq gaulois stylisé, comme un encouragement aux joueurs français. On connaît la suite. Il faut tout de même s’arrêter sur les productions Resonance et l’excellence de leur présentation, avec leurs livrets documentés, les textes et les photos qui mettent en valeur et en perspective les contenus musicaux de sessions live, de Bill Evans à Larry Young en passant par Wes Montgomery, et maintenant Grant Green.
Voilà un argument sérieux pour résister à la crise du CD. L’exemple devrait inspirer bien des réalisations.
Funk in France propose des enregistrements effectués le 26 octobre 1969 à Paris à la Maison de la Radio, studio 104, et les 18 et 20 juillet 1970 au Festival International de jazz d’Antibes.

On connaissait assez bien Grant Green dans la décennie 60, sans que le public du jazz lui accorde une grande reconnaissance. L’hypothèse a pu être formulée à l’époque d’un lancement par Blue Note pour faire face à Wes Montgomery, pilier de Riverside. Hypothèse non vérifiée. Après des enregistrements, notamment pour Delmark en 1959, avec déjà Elvin Jones, Grant Green fait ses débuts chez Blue Note le 1er juin 1960, pour une session non publiée à l’époque, soit 8 mois après le premier disque de Wes Montgomery pour Riverside. Son premier disque officiel sous son nom date du 28 janvier 1961, avec l’organiste Baby Face Willette, avec qui il a déjà enregistré en compagnie de Lou Donaldson, lequel a peut-être servi d’introduction chez Blue Note.

Grant Green devient donc un habitué de la maison en enregistrant sous son nom, en compagnie d’organistes selon la formule orgue-guitare chère aux dirigeants Alfred Lion et Francis Wolff. Michael Cuscuna (livret de Funk in France, p.7) recense 22 albums qu’il a enregistrés en tant que leader entre 1960 et 1965, dont seulement 14 publiés peu après leur enregistrement.

Green est aussi sollicité pour enregistrer avec des artistes de style disons « mainstream », comme Ike Quebec ou Don Wilkerson, ou le pianiste Sonny Clark, plus contemporain. D’où une certaine image d’un guitariste solide, rassurant, participant au volet soul/funk destiné à un plus large public que les réalisations des jeunes artistes du label (Andrew Hill, Joe Henderson, Jackie Mc Lean, Wayne Shorter, Anthony Williams, pour les années 60-65). Pourtant, Grant Green participe et contribue au succès de productions signées Herbie Hancock (Blind Man, Blind Man), Lee Morgan, et surtout Larry Young ( Into Somethin’), où précisément Grant Green se joint, avec Sam Rivers, à un organiste en rupture avec le style en vigueur, lancé par Jimmy Smith, qui éclatera en 1969 avec Tony Williams et John Mc Laughlin (Emergency !).

Grant Green revient en 1969 (« sporting less hair and better health », selon Michael Cuscuna) et intervient à Paris le 26 octobre, de manière furtive, car la « Nuit de la guitare » annonçait Kenny Burrell, Barney Kessel et Tal Farlow. Ce dernier, souffrant de crises d’asthme, ayant dû renoncer, il est fait appel à « another guitarist, Grant Green » (comme signale avec humour Pascal Rozat, texte de pochette p. 11).

Il s’agit donc de son premier enregistrement « live » et le résultat dépasse les attentes par le niveau exceptionnel de la prestation du quartet. Sans renoncer à son ancrage hard bop (« Oleo », « Sonnymoon for Two »), il semble pourtant être en train de procéder à une bifurcation qui prend son ampleur dans le deuxième CD, enregistré à Antibes les 18 et 20 juillet 1970, caractérisée, pour aller vite, par la proximité avec le monde Funk-Soul contemporain. Non pas un retour en arrière sur les racines d’une identité mais une ouverture et un élargissement de son expression. La formation et le répertoire sont renouvelés, avec une propension à l’allongement en durée des pièces jouées, ce qui ne va pas sans risque de délayage. C’est ce qui se produit, notamment dans les interventions du ténor Claude Bartee, bien qu’il soit défendu avec conviction (voir texte de pochette) par l’organiste du groupe Clarence Palmer, atteint du même virus. L’ensemble est bien accueilli par le public du festival, sensible à l’atmosphère blues renforcée par la présence d’Aretha Franklin, qui par ailleurs déclare dans une interview que « Grant Greene (sic) c’est le blues du Mississippi » (Jazz Hot, septembre 1970, p. 11). Difficile de contester l’autorité d’Aretha Franklin

Slick ! Live at the Oil Can Harry’s
Grant Green (g), Emmanuel Riggins (el.p), Ronnie Ware (b), Greg « Vibrations » Williams (dms), Gerald Izzard (perc), Resonance Records/Bertus

Cinq ans plus tard, au Oil Can Harry’s de Vancouver, revoilà donc Grant Green, après une période caractérisée par le faible nombre d’enregistrements (quatre pour Blue Note en 1971 et 1972), et par des prestations en public, au Lighthouse d’Hermosa Beach et au Watt’s Club de Detroit.

Le grand écart géographique. Grant Green se produit avec son groupe de Detroit, où tous se connaissent. Les choses semblent démarrer difficilement lorsqu’il annonce le titre : « Now’s The Time », qui aurait, en France ou au Japon, déclenché les applaudissements. Rien qu’un silence poli. La suite consiste en un excellent solo de Green, montrant l’irréductibilité du bop à travers les contingences historiques, comme si « Now’s The Time » était enregistré l’avant-veille, du côté d’Englewood Cliffs. La cohésion du groupe permet de pallier les baisses de tension au fil de morceaux longs, où l’on relève qu’Emmanuel Riggins au piano électrique se débrouille plutôt bien, notamment au cours du long medley où Stanley Clarke et Stevie Wonder sont appelés à la rescousse. Et tout cela se passe fort bien. Grant Green n’a rien perdu de ses qualités, et surtout évite de surjouer dans le contexte Soul/Funk des années 70, montrant ainsi qu’il dispose de réserves intactes.

Deux albums, trois CD soigneusement produits, voilà qui permet de prendre pleinement conscience de l’apport de Grant Green au jazz du tournant des décennies 60-70, même s’il n’a pas eu la chance de George Benson. Il faut donc réécouter Grant Green dans sa totalité, et surtout pas en considérant son œuvre comme relevant d’une coupure, qui n’a rien d’épistémologique, entre les sessions Blue Note (1960-1965) et sa victoire sur les difficultés qui suivirent plus tard.