
Hélène Labarrière, en dehors des cases
Rencontre avec la contrebassiste qui présente un magnifique Puzzle chez Jazzdor Series
Hélène Labarrière © Gérard Boisnel
Figure européenne de la contrebasse jazz, Hélène Labarrière est présente depuis des années dans ce qui peut être considéré comme une famille du jazz, autour de la maison nato ou en compagnie de musiciens comme François Corneloup ou Jacky Molard avec qui elle sort un nouvel album. Voix forte du jazz hexagonal, avec un propos toujours très politique et avide de liberté, nous avions envie de l’entendre à l’occasion de la sortie de son magnifique Puzzle, construit autour de figures féminines de lutte. L’occasion de parler de ses combats et de l’énergie de sa musique, quelques jours après son passage à Coutances, au festival Jazz Sous Les Pommiers.
- Comment est née l’envie de ce nouveau groupe ? Pourquoi Puzzle ? Comment s’est fait le choix des musiciens ?
En 2021, Cécile Even de Plages Magnétiques à Brest m’a demandé d’être artiste associée. Dans ce contexte, je suis beaucoup intervenue dans la ville, concerts, actions culturelles… Il y avait aussi une création à réaliser. C’était tout à fait nouveau pour moi, qu’une structure me donne des moyens pour monter un groupe. J’en ai donc profité pour mener un travail inhabituel en associant à cette création mes compagnons de route de toujours : François Corneloup, Marc Ducret, Sylvain Kassap, Jacky Molard, Dominique Pifarély et en rencontrant des musiciens avec qui je n’avais pas encore ou alors très peu joué : Stéphane Bartelt, Catherine Delaunay, Robin Fincker. La connexion basse/batterie étant cruciale pour moi, j’ai demandé à mon vieux complice Simon Goubert de se joindre à l’aventure. Fidélités et nouvelles rencontres, ainsi est né Puzzle.
- Hélène Labarrière © Gérard Boisnel
Pour Puzzle, j’ai écrit cinq morceaux, de petites choses comme je le fais souvent. Davantage des prétextes à improviser que de grandes compositions et je les ai confiés à ces cinq musiciens qui m’ont toujours accompagnée et qui comptent beaucoup pour moi. Ce sont des personnes avec qui je partage plus que la musique : des affinités amicales, politiques et humaines. Puis j’ai eu l’idée de dédier chaque pièce à une figure féminine exceptionnelle. Chacun a arrangé un morceau, l’a développé, transformé, fait grandir.
5 musiciens sur scène, 5 compositeurs, 5 égéries. Le titre Puzzle m’est venu naturellement, car ce sont autant de pièces qui s’imbriquent pour faire un programme de concert.
- Le disque met en avant ces grandes figures féminines (Thérèse Clerc, Angela Davis, Emma Goldman, Jane Avril) qui ont mené des luttes sociales et politiques, pourquoi avoir choisi ces figures tout particulièrement ?
Ces dédicaces à ces femmes-là, engagées, militantes qui ont œuvré toute leur vie pour la liberté de tous, femmes et hommes ensemble, c’est une réponse à la tendance du politiquement correct qui induit un certain nombre de choses, de la parité à la transition écologique. Beaucoup d’injonctions nous sont faites, pas toujours ancrées dans notre réalité, ce qui les vide de leur sens. N’oublions pas notre choix premier, faire de la musique, jazz, musique improvisée, peu importe le nom qu’on lui donne. C’est pour moi un espace de liberté, un endroit où on peut rebattre les cartes en permanence et qui nous dit qu’un autre monde est toujours possible.
Je me suis battue toute ma vie pour qu’on me parle en tant que musicienne et que ce qui compte soit ce que je joue et pas ce que je suis. Aujourd’hui, alors que j’ai 60 ans passés, on me rappelle encore et encore que je suis une femme. Il faut croire que j’ai perdu mon combat ! Est-ce qu’on demande à un musicien ce qu’il pense de sa place en tant qu’homme dans ce milieu ? Je ne crois pas. Tout cela me donne l’impression que ce que réalisent les musiciennes est toujours secondaire, ou encore qu’on nous compare entre femmes. Face à des difficultés réelles, la réponse c’est la parité, nous faire tous remplir des cases, entrer dans des boîtes, classer, ordonner.
Tout cela m’a agacée et je me suis dit qu’il était temps de prendre la parole musicalement et à ma façon, en parlant de femmes exceptionnelles, provocantes, non consensuelles. Un pied de nez !
Je me suis battue toute ma vie pour qu’on me parle en tant que musicienne et que ce qui compte c’est ce que je joue et pas ce que je suis
- Donc on peut dire que quelque part, Buenaventura Durruti et Emma Goldman, même combat ? Votre disque collectif de la maison nato de 1993 rencontre ce disque de Jazzdor ?
Tout à fait ! Ce sont deux figures anarchistes et Emma Goldman comme Durruti ont fait partie des combattants de la guerre d’Espagne.
- On y revient, que pensez-vous de la place des musiciennes aujourd’hui par rapport à vos débuts ?
La question de l’invisibilité des femmes, ça c’est une vraie question. Les femmes ont toujours réalisé des choses dans tous les domaines depuis des siècles. Dans le jazz, il y a eu dès le début de grandes musiciennes. Les groupes de femmes ont même été à une époque une sorte de business, ce qui déjà agaçait Mary Lou Williams. La question, c’est de se demander pourquoi pendant des années on n’a pas considéré les femmes comme égales en termes de carrière.
Quelques exemples. On découvre aujourd’hui la grande Catherine Delaunay : depuis cinq ans environ, elle joue dans de nombreux groupes et on parle d’elle. Mais Catherine est une merveilleuse musicienne depuis 30 ans déjà ! Qui sait que Dominique Borker a composé de nombreux morceaux pour Nguyên Lê ?Aujourd’hui, tout cela bouge, c’est une bonne chose. Plus de femmes, oui, mais une nouvelle fois, ne perdons pas notre objet : la musique. Continuons de nous battre pour notre place de musicienne, mettons en avant nos choix esthétiques.
Vivement que cette question de la place des femmes ne soit plus une question. J’ai toujours eu la prétention d’imposer qu’on travaille avec moi pour des raisons musicales, pour ma manière de jouer de la contrebasse et pas pour des raisons de genre. Être choisie parce que je suis une femme a toujours été pour moi presque une humiliation.
Tout bouge, mais il est vrai que cela a pris plus de temps que je ne l’avais imaginé. Dans les années 80, quand j’ai commencé à jouer, je disais à ceux qui me parlaient du manque de femmes qu’ils ne s’inquiètent pas, que ça allait arriver, qu’il y en avait plein dans les écoles. Je pensais que ça prendrait dix ans, ça en a pris vingt-cinq mais c’est en train d’arriver. Je pense que maintenant il faut laisser faire et accompagner. Il faut aussi se demander pourquoi il y a beaucoup de femmes qui ne veulent pas jouer de cette musique-là, le jazz. Pourquoi il y en a autant dans le champ des musiques improvisées et pas dans le jazz ? Dans la Free Music européenne, il y en a toujours eu beaucoup depuis les années 80 et moins dans ce qu’on continue à appeler le jazz. Pourquoi ce manque de désir ?
- Hélène Labarrière © Christophe Charpenel
On est d’abord des gens dans la société, pas des artistes dans une tour d’ivoire.
- Il y a quinze ans, vous publiiez avec François Corneloup et Simon Goubert, Noir Lumière autour de Soulages. La musique que vous jouez découle souvent d’une vision du monde. Ce syncrétisme est il un processus de création ?
On est d’abord des gens dans la société, pas des artistes dans une tour d’ivoire. On est comme tout le monde, on est atteint par ce qui nous entoure. Je ne suis pas sûre qu’on puisse agir artistiquement. Faire un concert, ça ne change pas le monde. Mais on est une pièce de ce fameux puzzle. Je ne peux pas vivre dans cette société sans avoir conscience de ce qui se passe socialement et on ne peut pas agir sans cette conscience.
- Vous êtes pleinement impliquée dans la scène locale du centre Bretagne et faites partie des artistes qui ont forgé l’identité du Plancher/La Grande Boutique. Que représente pour vous d’être une artiste de territoire ? Pouvez-vous nous parler du nouvel album de Jacky Molard ?
Je ne me sens pas une artiste de territoire. Pas du tout. J’habite en Bretagne pour des raisons personnelles, je suis née à Paris, ma mère est fille d’immigrés… Le fait de se relier à un territoire est quelque chose qui m’est étranger, justement. Je me sens citoyenne du monde et la question du territoire me dérange. Ceci dit, je suis toujours curieuse des musiciens ancrés dans un territoire et je trouve ça incroyable. De mon coté, je préfère les choses qui ne rentrent pas dans les cases. Si ce n’est ni « ça » ni « autre chose », c’est que c’est chez moi ! Et le quartet de Jacky Molard, c’est exactement ça, c’est une envie de se rencontrer. Ce n’est pas un concept, c’est une rencontre entre individus.
Je préfère les choses qui ne rentrent dans les cases. Si ce n’est ni « ça » ni « autre chose », c’est que c’est chez moi !
- Vous avez rejoint Héloïse Divilly et sa dream team normande sur son projet Earth&Heart programmé au festival Jazz Sous Les Pommiers à la suite d’une résidence au théâtre municipal de Coutances. Nous avons de belles photos de ce concert. Un retour sur cette toute fraîche expérience ?
C’est vraiment très chouette de rencontrer des musiciens de cette génération et qui viennent d’ailleurs, comme Héloïse Divilly. Il y a un côté plus pop qui me plaît beaucoup !
- Hélène Labarrière
- Pour la tournée The Bridge 2.11, vous avez donné une série de concerts dans l’Illinois, principalement autour de Chicago fin 2024. Quelle expérience était-ce pour vous, cette tournée — qui a eu lieu juste après l’élection de Trump ?
C’était assez curieux d’être là seulement quelques jours après le résultat de l’élection. Cette victoire n’était pas une surprise là-bas, mais ce n’était pas encore concret. On en a beaucoup parlé avec les musiciens. Leurs conditions de travail étaient déjà difficiles et maintenant, ça ne peut qu’empirer. Beaucoup enseignent, courent partout pour joindre les deux bouts…
- Parlez-nous de vos projets…
Il y a beaucoup de choses, on est sur la lancée des vingt ans du quartet de Jacky Molard et on va beaucoup jouer cet été et à l’automne. Il y a un nouveau programme avec le quartet de Christophe Marguet avec Manu Codjia et Régis Huby. À l’automne il y aura des concerts en duo avec mon vieux copain Sylvain Kassap.
Une création avec un collectif breton qui s’appelle Le Grand Pas avec notamment l’accordéoniste Jannick Martin en collaboration entre autres avec Sarah Murcia et ça va être hyper intéressant. Il y a aussi un nouveau trio à venir, Inner Chaos, avec François Corneloup et David Chevallier. Je suis très heureuse de rejouer avec David avec qui je n’avais pas joué depuis des années.
Il y aura aussi à venir la très belle création d’Erwan Keravec,There Will Be No Miracles Here ; ça va être un projet incroyable avec sept cornemuses et des bassines.