
Vossa Jazz, lumières du phare ouest 🇳🇴
Au printemps, c’est à Voss que le jazz d’avant-garde se donne rendez-vous
Erlend Apneseth Ensemble © Anne Yven
Lové entre les fjords de la côte ouest et le glacier Olsskavlen, Voss est un village connu pour les sports d’hiver extrêmes et pour le jazz. Son festival pionnier est la fierté de ses 16.000 habitants depuis 52 ans. Parce qu’il a lieu à 100 km de Bergen, l’autre capitale culturelle du pays, et au printemps, il donne la tendance de l’année, il annonce la saison et les groupes que l’on va retrouver ailleurs, d’autant plus si leur prestation ici a convaincu. Une grande partie des professionnels norvégiens s’y retrouve et cette année marque aussi l’arrivée de Roger Urhaug qui reprend la direction. Au vu du remplissage des salles et du vent d’espoir qu’elle a soufflé sur ce weekend, on peut parler d’une édition lumineuse.
Vendredi après-midi, le ministère de la culture propose d’ailleurs une conférence, qui prend la forme d’états généraux informels du secteur – et ce, en amont des élections parlementaires de septembre. Dans la foulée, l’inauguration et le concert d’ouverture ont lieu dans une salle archi-comble. De bon augure pour le nouveau directeur Roger Urhaug. Il reprend les rênes du festival tenues de 2007 à 2024 par Trude Storheim tout juste nommée Secrétaire d’État à la culture. Rien de moins. La Ministre Lubna Jaffery évidemment présente, se félicite de cette transition et rappelle, s’il le fallait encore, à quel point ce festival est un moment déterminant pour « toute la communauté culturelle » du pays.
- Inazuma © Orjan Furnes
Vossa Jazz a ses traditions. Culinaires – on n’échappe pas au smalahove, avis aux amateurs – et littéraires. Chaque édition est ainsi parrainée par un écrivain. En ce mois d’avril 2025, l’actualité politique lourde – guerres, climat international crispé par les délires de l’administration Trump, tendances politiques qui s’extrême-droitisent en Europe – alourdit le ciel et les conversations matinales et c’est sans doute pourquoi chacun ressent le besoin de voir souffler un vent positif sur le festival, comme une envie de sortir du brouillard. Aussi, le texte inaugural lu par Olaug Nilssen, poétesse de cette édition, cite Jan Erik Vold – l’homme de lettres norvégien le plus jazz qui soit – et son poème Nyttårsdiktet, dont les derniers mots sont « Det er håpløst, og vi gir oss ikke » (« C’est désespérant, et nous n’abandonnons pas »).
C’était pourtant mal parti avec l’annulation, redoutée hélas pour cause de maladie, du concert du trio de la pianiste Maria Kannegaard, qui devait lancer le festival. Mais alors, une dynamique commune a décidé de transformer l’incident en opportunité et créer un « super groupe », Inazuma : les deux autres membres du trio, Ole Morten Vågan (contrebasse) et Thomas Strønen (batterie), ont fait appel à Nils Petter Molvær (trompette), Ståle Storløkken (claviers) et Anja Lauvdal (piano et électronique) pour une création de dernière minute. Ce défi relevé avec brio a donné le ton du festival.
Un frisson parcourt la salle, c’est un hommage à l’absente qui est proposé. Quel rebondissement !
Après une introduction ténébreuse à l’orgue par Storløkken, Lauvdal improvise et virevolte au piano. Elle amène, par clins d’œil, la mélodie de « Min Ingen », thème obsédant de Sand i En Vik du trio de Kannegaard. Un frisson parcourt la salle, c’est un hommage à l’absente qui est proposé. Ses compositions récentes et anciennes sont reprises tout au long du concert. Quel rebondissement ! Vågan à la contrebasse déploie toute l’énergie qu’on lui connaît, s’empare de cette matière sonore, la fouette d’un groove nouveau. Chaque membre du quintet brille, comme porté par l’envie d’en découdre avec la fatalité. Le thème de « True Love Waits » titre de Radiohead repris par Molvær se mêle au medley et ne saurait mieux clôturer ce concert qui emporte une ovation méritée.
Pour la suite, un bémol cependant : la programmation en grappes à la même heure des concerts en différents endroits de la ville rend impossible de voir tout ce que l’on souhaiterait. Pour les professionnels, il faut courir d’un morceau à l’autre sur la dizaine de scènes disséminées dans le centre. Le public, lui, doit choisir ses sièges en amont. Mais les salles sont remplies au point que des files d’attente se créent avant et pendant chaque concert.
J’ai pu témoigner de la symbiose de Trugve Seim et Frode Haltli, programmés idéalement à la tombée de la nuit dans l’église : la spiritualité qu’ils dégagent est telle que l’on croit que la nature s’arrête pour les écouter. Les unissons se trouvent après des circonvolutions du côté des musiques mystiques du Moyen-Orient pour Seim (iraniennes, turques, il les a étudiées en Egypte) et du multi-folklore soufflé par Haltli. Quand le plus irradiant des saxophonistes norvégiens rencontre la souplesse et la musicalité presque lyrique d’un accordéoniste qui a fait ses preuves dans les bals populaires et dans la musique contemporaine, on obtient l’un des plus beaux duos actuels.
- Eirik Hegdal Eklektisk Samband © Runa Andersen
Il me faut pourtant les quitter pour voir Eirik Hegdal Eklektisk Samband. Le saxophoniste a reçu le Buddy Price 2025 [1] et son groupe est aussi fou que son talent. Ils sont sept à bondir sous le plafond du jazz club de l’hôtel Park. Outre les percussions toujours inattendues de Hans Hulbækmo, c’est le duel ludique entre Per « Texas » Johansson, dont la clarinette basse fait trembler les murs, et Eirik Hegdal, qui joue des saxophones sans jamais se débarrasser de son sourire et d’un groove communicatif, qui fait mouche. Hasard ou cohérence du programme, on retrouve aussi ici les influences des musiques turques. Thea Grant, réincarnation vitaminée de Kate Bush, se lance dans de grands délires vocaux. Charismatique, technique, festif, ce groupe est voué à un succès que l’on espère contagieux.
À ce niveau de soin, la musique répare absolument tout.
Il est aussi des moments où il faut arrêter de courir et assister à des concerts en entier. Ce fut mon choix pour Erlend Apneseth Ensemble et bien m’en a pris. Je l’avais vu fin 2023 sortir de l’œuf, ce répertoire pour onze musiciens devenu l’album Song Over Støv. En fond de scène deux batteries, celle de la sidérante Veslemøy Narvessen et celle de Hans Hulbækmo (encore lui), font vrombir l’espace pour que s’envolent en nuée les mélodies des quatre violons d’Helga Myhr, Selma French, Rasmus Kjorstad et Apneseth lui-même. Les sourires sur scène disent tout de l’agilité gagnée, un an et demi après l’éclosion. Au rendez-vous des musiques traditionnelles et de la création contemporaine, tous ont répondu présents et donnent le meilleur d’eux-mêmes. La contrebasse de Mats Eilertsen est souveraine, chaque instrument prend sa place pour que s’installe un miracle d’équilibre, tel un ballet exécuté sans aucune erreur. Le son et sa diffusion, sa réverbération pensée pour le vieux cinéma de Voss, de Thorolf Thuestad ont aussi participé à l’enchantement. À ce niveau de soin, la musique répare absolument tout.
Le samedi, le soleil nous porte et délivre deux belles surprises. Le concert jeune public, tout d’abord, mené par le trio Building Instrument. Un spectacle créé avec une dizaine d’enfants qui produit et improvise chants et percussions dans la Ungdomshallen, la MJC locale. Salle comble à deux reprises. Les jeux vocaux de Mari Kvien Brunvoll font gazouiller les bébés et danser le public et la direction d’ensemble menée par la poigne ferme mais délicate du batteur Øyvind Hegg-Lunde fait que le concert ne tombe jamais dans la cacophonie et bel et bien rêver grands et petits.
La seconde découverte est la poétesse Priya Bains avec Mira Thiruchelvam (guitare, flûte, composition et chant). Vossa Jazz, ne l’oublions pas, attache une importance aux auteurs. Le projet, présenté à tort comme dystopique, est en fait une plongée méditative dans l’état du monde actuel et un encouragement à chercher la beauté sans relâche. Bains dépeint les dégâts de « siècles de colonisations » et d’activités commerciales poussées à des cadences folles, mais met aussi en mots l’espoir qu’est l’art pour des populations brisées « Toute nation est née d’une mélodie » ; « Nous nous rencontrons au-delà des frontières, grâce au langage commun ». Aussi, quand flûte et chants prennent le dessus, on ressort sonné mais libéré par l’expérience. Un temps fort inattendu de ce festival.
Vossa Jazz, chaque année, c’est aussi une création. C’est à Kjetil Møster qu’a été confiée la commande 2025 : « Sense, Organ, Motion ». Le saxophoniste a déjà une carrière prolifique de plus de 25 ans, et ce, dans différents genres, du jazz à la disco-pop et au hip-hop. Mais s’il est aujourd’hui une référence de la scène jazz-rock, sa création, bien que s’appuyant sur un solide duo rythmique (Ole Morten Vågan et Gard Nilssen impressionnants et rompus à partager la scène) perd malheureusement en cohérence à vouloir trop dire. Je m’égare dans ces compositions généreuses, jouissives mais désordonnées. Le public, décidément très solidaire au cours de cette édition, applaudit, lui, franchement lorsque poignent les accalmies – en particulier celles initiées par Eivind Lønning (trompette) toujours d’une immense sensibilité. Le temps aidera certainement à alléger le propos.
- Kit Downes Norma Winstone © Runa Andersen
Ce samedi donne aussi à entendre le pianiste Kit Downes dans deux contextes opposés mais dans lesquels il a excellé. Le nouveau grand nom d’ECM est capable de développer un langage des plus tendres et de maîtriser les standards – comme cette sublime version de « Jesus Maria » de Carla Bley – aux cotés de la légende anglaise, la chanteuse Norma Winstone, après nous avoir époustouflés l’après-midi dans un duo tendu et fougueux avec la saxophoniste Camila Nebbia.
Je retiens enfin le « baptême de feu » du jeune trio Phønix, réussissant Emil Storløkken Åse (guitare), Jenny Frøysa (saxophone baryton) et August Glännestrand (batterie) décidés à marquer les mémoires au fer rouge avec un jazz-rock psychédélique sous haute tension. Le fils de Ståle Storløkken est la révélation de ce festival. En conjuguant Jimi Hendrix – impossible de ne pas y penser –, le son des groupes de jazz-punk et l’imagerie du far ouest, il brûle déjà les planches de sa fougue. Les promesses lumineuses font du bien par les temps qui courent.