Chronique

Henri Texier Hope Quartet

At l’Improviste

Sébastien Texier (as, cl), François Corneloup (bs), Louis Moutin (dms), Henri Texier (b).

Label / Distribution : Label Bleu

Mine de rien, voilà plus de vingt-cinq ans qu’Henri Texier n’avait pas proposé d’enregistrement en public. Pour être précis, on notera que Live At « L’Improviste » n’est d’ailleurs que le deuxième de sa longue et prolifique carrière : le précédent remonte à 1986, lorsque son quartet [1] avait invité le saxophoniste Joe Lovano dans le cadre du festival de jazz d’Amiens. S’en était suivi l’album Paris-Batignolles, déjà chez Label Bleu, maison à laquelle Texier est resté fidèle par-delà les difficultés qui ont pu marquer son existence.

Plus étonnant encore : ni ce disque ni même cette nouvelle formation n’ont été prémédités par Henri Texier. Car c’est en fait Sébastien Texier qui a réuni des musiciens pour une carte blanche sur la péniche L’Improviste à Paris, sur un répertoire « de créations mondiales en cinq minutes » [2], pour l’essentiel choisi dans l’existant, plus un peu de déchiffrage à grande vitesse. Sébastien a donc notamment fait appel à son père, et opté pour une formule en quartet avec François Corneloup et Louis Moutin. Une première pour Henri Texier, qui a vu là l’occasion de jouer enfin avec ce batteur sollicité à plusieurs reprises, en vain - les agendas des musiciens ne sont pas toujours compatibles.

Alchimie des rencontres, vie du jazz, jazz de vie… Le concert a enchanté non seulement ses quatre protagonistes mais aussi le public. « Un moment particulier, une rencontre très forte. C’est le plaisir de la découverte, de trouver des compagnons avec qui on s’entende bien ; on est toujours étonné de se retrouver sur la même longueur d’ondes, la même vibration, la même pulsation, le même espace temps, le même vocabulaire, le même langage. On comprend tout ce qu’on se dit et partage. Et le public a reçu cette musique avec beaucoup de plaisir ».

Denis Gambiez, ingénieur du son de L’Improviste, a eu la bonne idée d’enregistrer ces moments, y compris avec deux micros orientés vers le public, histoire de restituer fidèlement l’ambiance. Deux mois plus tard, Sébastien fait écouter l’enregistrement à son père… et c’est le déclic. « Je me suis dit : voilà mon nouveau groupe, et mon prochain album ! Tout ça tombait bien, j’étais un peu en recherche, car cela fait dix ans que je joue à peu près avec les mêmes musiciens, comme Christophe Marguet ou Manu Codjia, depuis le Strada Sextet ou Quartet. Je sentais qu’il était important de changer de géométrie… C’est la vie, et mes camarades l’ont bien compris, d’ailleurs. Ce groupe s’est présenté comme ça ! Et comme vous savez que j’aime bien donner un nom à mes groupes, j’ai cherché. D’habitude, je trouve vite ou j’ai déjà noté différentes choses mais là, rien. Et puis, notre pays a changé de physionomie en mai dernier : donc je me suis dit qu’il y avait de l’espoir. On traverse une période qui ne rigole pas beaucoup et si on n’a pas un peu d’espoir, alors on n’en aura jamais. Voilà comment m’est venue l’idée du Hope Quartet. »

Il faut savoir aussi qu’Henri Texier a confié le mixage de l’album à un autre de ses fidèles, Philippe Teissier du Cros. « Il a commencé le travail sans moi, parce qu’il sait dans quelle direction aller. Cela dit, il m’a prévenu que le résultat ne serait pas du Cecil B. DeMille, plutôt du Godard caméra à l’épaule. Et ce qui me plaît énormément, c’est que malgré les moyens techniques d’aujourd’hui, ce disque a la spontanéité des enregistrements des années 60, comme le live au Village Vanguard de Sonny Rollins par exemple, ou les disques de Bill Evans. J’aime beaucoup cette sensation d’être sans pression, alors que parfois, en studio, on peut être plus tendu parce qu’on pense à vraiment laisser quelque chose de très satisfaisant. Ici, il y a une alchimie entre les musiciens et le groupe a un petit côté quartet classique, mais sans aucune nostalgie. Je suis un peu comme les cinéastes qui redécouvrent le noir et blanc ; oui, c’est un disque en noir et blanc ».

L’histoire méritait d’être contée car l’écoute de Live At « L’Improviste » confirme en tous points l’enchantement décrit par Henri Texier. Sur la base d’un répertoire en grande partie connu, cinq compositions du père et trois du fils - « Ô Elvin », « Desaparecido », « Sacrifice », « S.O.S Mir » ou un bienvenu « Song For Paul Motian » -, le quartet libère sa musique avec une énergie très communicative. Toute la vie du jazz résumée en un peu plus d’une heure d’enregistrement ! Les élans communs, les conversations, les échappées belles et les prises de risques ; derrière les notes, on devine les sourires et les regards complices. La complémentarité entre Sébastien Texier et François Corneloup saute aux oreilles, et on a du mal à croire que Louis Moutin ait si peu fréquenté la famille tant son jeu se glisse naturellement dans ses nouveaux habits. Henri Texier, comme toujours, rayonne ; on vibre à l’écoute de son chant et de ses mélodies hantées par les musiques qu’il relate avec fièvre. Paradoxe d’un événement impromptu qui aurait pu être fugitif, et où l’on verra peut-être un jour un jalon dans le parcours du contrebassiste. Un concert qui devient un disque presque hors du temps, difficile à dater tant ce qu’il irradie est la vie même du jazz au sens le plus classique du terme, au-delà des modes et des effets de style.

Un mot, pour finir, sur la curieuse pochette signée, comme il se doit, Guy Le Querrec, autre compagnon de route fidèle. « Cette photo a toute une histoire : d’habitude, je raconte un peu la musique à Guy, ou bien il vient faire un tour au studio. Ensuite, il revient avec une boîte où il a mis une quinzaine de tirages qu’il a sélectionnés. Moi, je sors trois ou quatre photos, je les regarde, j’en choisis une et en général, c’est aussi celle qu’il avait choisie ! Cette fois, c’est un peu différent : il m’a dit d’aller consulter sur Internet le site de l’agence Magnum, où on peut voir beaucoup de ses photos. Et je suis tombé sur celle qui allait illustrer la pochette. Mais je l’ai mise de côté tout en continuant à chercher. Je voulais sortir du côté africain que j’avais déjà pas mal utilisé, j’ai éliminé tout un tas d’impressions, et chaque fois je revenais à cette photo-là. Guy ne s’y attendait pas du tout ! Pourtant, là aussi, il s’agit d’une histoire improvisée. On voit une femme qui a un casque sur les oreilles, avec à côté d’elle un baladeur. En fait, il s’agit d’une séance publicitaire pour un Discman ; Guy avait deux idées, mais il a retenu celle-là, car la rondeur des seins est à peu près de la même taille que le CD. Détail amusant : on voit derrière le canapé une autre photo de lui, où un type porte un vinyle à son oreille, comme s’il cherchait à l’écouter. A un certain moment, tout le monde souhaitait se reposer un peu, la femme s’est allongée sur le canapé, elle a commencé à déconner un peu en mettant le bras en l’air et… Guy a pris la photo. Voilà pour l’histoire. Et puis, à mon âge, j’ai bien le droit d’avoir une femme torse nu sur une de mes pochettes ! »

Sacré Henri ! A soixante-huit ans, il est en pleine forme et la fraîcheur de son énergie fait plaisir à entendre. Encore une bonne raison de ne pas passer à côté de Live At « L’Improviste ».

par Denis Desassis // Publié le 6 mai 2013

[1Qui comptait alors Philippe Deschepper (guitare), Louis Sclavis (saxophone et clarinette) et Jacques Mahieux (batterie).

[2Les propos de cette chronique sont extraits d’un entretien qu’Henri Texier nous a accordé par téléphone fin janvier.