Portrait

Lucky Henri, le globe trotter

Un portrait parlé autour de « Chance », le nouvel album en quintet d’Henri Texier. L’occasion, aussi, de faire un rapide bilan après plus de 60 années passées en musique.


Henri Texier © Jacky Joannès

Tentative d’autoportrait commenté d’Henri Texier qui vient de publier chez Label Bleu un nouvel album dont la connotation positive du titre, « Chance », n’est pas si courante chez le contrebassiste. Lui, homme de révolte, nous avait en effet plutôt habitués à pointer du doigt les misères faites par l’homme à la planète Terre. Sa préoccupation écologique de longue date, remontant aux années 70 et qui traverse sa « musique de jazz » à nulle autre pareille semble néanmoins compatible avec l’idée de chance et une vision amoureuse de son art.

« CHANCE ! Pour moi d’être toujours ici et maintenant. Chance, d’avoir pu jouer avec tant de merveilleux musiciens, d’avoir partagé avec tant d’artistes inspirés et féconds qui ont eu confiance en moi et qui m’ont tellement transmis. Chance, d’avoir eu suffisamment d’énergie pour ressentir la liberté, l’exaltation, l’état d’apesanteur, la plénitude que procure la Musique de Jazz. […] La chance, après toutes ces années, de n’avoir que peu de regrets. »

Chance n’est en rien un bilan, malgré ce texte signé sur le disque par le contrebassiste dont nous reproduisons ici un extrait. Henri Texier le confirme d’ailleurs lui-même dans un entretien qu’il nous a accordé (et qu’on peut écouter dans son intégralité au bas de ce portrait) : « Mon texte, c’est une prise de conscience. Je réalise de plus en plus, l’âge aidant, ma chance extraordinaire. Et quand j’échange avec des personnes, qu’elles soient de ma génération ou pas, au sujet des grands musiciens avec lesquels j’ai joué, je me dis que j’ai eu une chance incroyable. Chance, c’est un titre positif. C’est pour donner une lueur d’espoir et dire que, peut-être, ça existe, en fait… ». Surtout, Henri Texier reconnaît avoir peu de regrets. S’il évoque Elvin Jones par exemple, avec lequel il aurait tant aimé jouer, il ajoute : « Je n’ai finalement pas tant de regrets que ça au plan musical parce que j’ai eu une vie très bien remplie. J’ai eu la chance, tout jeune, d’accompagner beaucoup d’inventeurs de cette musique, donc je n’ai pas de regrets à avoir. Par la suite, à partir de la fin des années 70, tous les compagnons musicaux avec lesquels j’ai travaillé ont été pour moi des rencontres toujours réussies. Aujourd’hui, j’ai des projets, des idées qui me traversent la tête, j’espère pouvoir les réaliser. Mais je n’ai pas de rêves impossibles qui déclencheraient des regrets. »

Henri Texier © Jacky Joannès

On saluera une lucidité exprimée par celui qu’on qualifiera volontiers de « légende du jazz ». Un statut qu’il veut bien reconnaître à 75 ans, dont une bonne soixantaine passée en musique : « C’est vrai, j’ai joué un peu partout dans le monde. Je crois qu’il me manque le Brésil, l’Australie et quelques endroits en Afrique, que j’ai beaucoup parcourue. J’ai donc joué un peu partout et j’y suis allé parce que j’étais Henri Texier. Je n’y suis pas allé par hasard ou parce que j’accompagnais des musiciens qui m’invitaient… Non, j’y suis allé avec mes propres formations parce que j’étais demandé. Oui, je suis conscient, forcément, ou alors il faudrait être un peu débile pour ne pas avoir conscience de ça. » Mais cette lucidité n’altère en rien son humilité native : « Ce n’est pas pour autant que demain je vais me sentir plus faraud que n’importe quelle autre personne, pas du tout ! C’est une musique finalement compliquée à vivre et il faut la remettre sur le métier et prouver sa valeur tous les jours. Donc que vous soyez quelqu’un qui ait compté ou pas, légende ou pas légende, quand il s’agit de trouver du travail, de construire des projets, et de convaincre que ces projets sont intéressants et inventifs, il faut retourner au charbon. »

Ce regard rétrospectif, lucide et positif va de pair avec un autre, toujours aussi aiguisé, sur le monde qui nous entoure et continue de nourrir sa révolte : « Malheureusement, ce ne sont pas les motifs qui manquent en ce moment, non seulement dans le monde, du point de vue de l’écologie, et de l’état dans lequel nous avons mis la Terre et surtout dans lequel ILS l’ont mise et ILS la mettent. Et puis il y a ce qui se passe dans notre pays, il n’y a pas de quoi être vraiment serein. […] Je finis par croire – je l’ai toujours cru ou ressenti – que l’être humain ne fera jamais de progrès. C’est assez désespérant. »

Le visuel de Chance montre une photo signée Guy Le Querrec. On y voit un cheval seul sur la lande, en liberté. Il a inspiré une courte composition à Henri Texier, « Standing Horse », qu’il interprète seul à la contrebasse avant la conclusion de l’album. Cet animal debout, livré aux éléments, ne serait-il pas, d’une certaine manière, son propre reflet ? « En voyant cette photo alors que j’avais déjà le titre de l’album, je me suis dit que ce cheval avait de la chance. En ce sens-là, c’est peut-être mon reflet. Il est là, debout, tranquille sur une dune dans la lande, il n’y a pratiquement pas trace d’humains, le ciel n’est pas spécialement clair, mais il n’est pas menaçant non plus. Et je sais que de l’autre côté de cette dune, il est en train de contempler la mer. Il a la chance d’être là, peinard, sans que personne ne l’ennuie. Et puis d’autre part, il peut soit rester là, soit partir tranquillement au petit trot, soit s’en aller et galoper librement dans ce paysage qui semble, non pas infini, mais presque sans limites. »

Henri Texier © Jacky Joannès

Révolte, chance, liberté et singularité… Nul ne contestera que la musique d’Henri Texier a fini par devenir identifiable aux premières mesures d’un thème ou d’une mélodie. Le contrebassiste nous explique l’origine de cette « marque de fabrique » : « Lorsque j’étais un tout jeune musicien, j’avais la chance d’accompagner mes idoles : Dexter Gordon, Kenny Clarke, Bud Powell, Don Cherry, Lee Konitz, etc. Et puis les musiciens français, évidemment. Ce dont ils parlaient en permanence, c’était l’originalité. Un véritable souci parce qu’à l’époque, il y avait un répertoire commun qu’on appelait les standards, des chansons qui venaient la plupart du temps de Broadway, imposées aux musiciens de jazz et à travers lesquelles ils improvisaient. Ce langage issu du bebop était le même pour tout le monde, avec le même vocabulaire. Mais ce que ces grands musiciens admiraient le plus, c’étaient ceux qui racontaient leur propre histoire au moyen de ce langage. Donc, ils parlaient d’originalité. Et si vous les écoutez et si vous êtes un peu familier avec la manière dont ils jouent, vous les reconnaissez instantanément. C’est quelque chose qui m’a vraiment impressionné. Ensuite, dans les années 70, les choses ont changé. Les musiciens, européens notamment, se sont moins tournés vers les États-Unis et les musiciens américains. Ils ont cherché des sonorités et des manières de s’exprimer tout en étant parfaitement authentiques, en accord avec le langage de la musique de jazz, pour trouver leur personnalité. Je pense que c’est ce qui m’est arrivé et je sais quels sont les éléments dans mon expressivité qui font mon originalité. Au fur et à mesure, je m’en suis rendu compte. Ce dont vous me parlez – le fait d’être reconnaissable après quelques mesures ou après le thème et le début de la composition – je sais pourquoi ! »

Noblesse enfin. Henri Texier aime parer le jazz d’une appellation qui revient souvent dans ses propos : la musique de jazz. Cette manière de dire est chez lui pleine de sens : « On dit bien la musique classique ou la musique baroque. Je ne vois pas pourquoi on ne dirait pas la musique de jazz. Quand on dit : « Ouais, on va écouter du classique », c’est plutôt familier. Pourtant, les gens ne disent jamais la musique de jazz, mais le jazz. Or le jazz est une une forme d’art. C’est une grande musique, déjà ancienne et universelle. On pourrait citer les grands créateurs : Louis Armstrong, Duke Ellington, Charlie Parker, Miles Davis, John Coltrane… la liste est longue. Comme on pourrait citer Mozart, Bach, Schubert, Stravinsky, etc. Sans parler des musiciens contemporains… Cette musique s’invente toujours, au jour le jour, elle est extrêmement vivante et créative, pratiquée par des artistes accomplis. Les musiciens de jazz sont de grands artistes, des gens exceptionnels. Et quand les gens lambda disent : « Oui, le jazz, le jazz c’est une musique conviviale, le jazz ceci le jazz cela… », je n’entends pas dans leurs propos qu’ils l’admirent tant que cela, qu’ils prennent conscience de l’immense valeur des grands musiciens de jazz. »

par Denis Desassis // Publié le 1er mars 2020
P.-S. :

Écouter l’entretien avec Henri Texier

Jeudi 13 février 2020 - Henri Texier