Martial Solal, pour toujours
Le pianiste nous a quittés le 12 décembre 2024.
Dire qu’une page de l’histoire du jazz s’est tournée avec la disparition de Martial Solal est sans doute bien peu au regard de l’incroyable parcours – une ode à la liberté, à l’inventivité, à la création – d’un musicien qu’on avait fini par penser immortel.
Sa récente autobiographie, Un siècle de jazz, était la plus belle des invitations à (re)découvrir celui que Matthieu Jouan qualifiait de « voyageur heureux, avec une simplicité un peu naïve et une fausse modestie très touchante » dans sa chronique du livre paru chez Frémeaux & Associés. Et puisqu’on parle de livre, pourquoi ne pas se plonger avec délice dans le roman graphique, Martial Solal, une vie à l’improviste, que vient de lui consacrer Vincent Sorel aux Éditions du Layeur ?
- Martial Solal © Yann Bagot
La fraîcheur – celle d’une éternelle jeunesse – de son ultime concert en janvier 2019 à la Salle Gaveau (qu’on peut écouter sur le magnifique Coming Yesterday publié sur le label Challenge Records) nous avait tous laissés dans un état d’admiration face à l’imagination et la créativité d’un pianiste qui, selon ses propres dires à l’occasion d’un entretien accordé à France Musique (pour laquelle il avait travaillé en tant qu’animateur au cours des années 90), était monté sur scène avec une décontraction inhabituelle chez lui. Une musique de toujours, pour toujours. Musicien hors norme, homme timide et bienveillant, doté d’un humour vrai, Solal semblait avoir tout connu et tout savoir d’un langage dont il connaissait l’exigence autant que la richesse et les trésors cachés qu’il savait débusquer à force de travail et de ténacité.
On définissait parfois son style comme intellectuel, sans doute parce que sa virtuosité technique mise au service d’un art de l’improvisation avait fait de lui un artiste unique qui pouvait de ce fait sembler inaccessible aux yeux des profanes, lui le natif d’Alger formé en autodidacte après avoir été chassé de l’école en 1942, du fait de l’origine juive de ses parents. Les années 50 le verront s’installer à Paris et commencer à côtoyer très vite les plus grands (Django Reinhardt, Sidney Bechet, Don Byas, Clifford Brown, Dizzy Gillespie, Stan Getz, Sonny Rollins…). Il deviendra le « pianiste maison » du Club Saint-Germain ou du Blue Note, avant de créer son quartet (avec Roger Guérin, Paul Rovère et Daniel Humair). La suite de sa carrière (mais en est-ce vraiment une, n’est-ce pas plutôt une vie en musique ?), marquée aussi par sa reconnaissance aux États-Unis dès les années 60, sera d’une fécondité peu commune, tant en raison des rencontres exceptionnelles que par l’abondance d’une discographie aux allures de caverne d’Ali Baba, du solo au big band, en passant par des œuvres symphoniques. Une production au cœur de laquelle on n’oubliera pas de citer, parmi beaucoup d’autres, la bande originale du film À bout de souffle, de Jean-Luc Godard en 1960.
Son jeu procède par accumulation, il jongle rapidement avec les nombreuses idées qui lui viennent
Martial Solal a reçu de nombreux prix au cours de sa carrière, dont le Prix Django Reinhardt en 1955, le Grand Prix du Disque en 1957, et le Jazzpar Prize en 1999. En 2021, il fut honoré du Grand Prix de l’Académie du jazz. L’annonce de sa disparition a suscité une pluie d’hommages témoignant de l’importance de son travail et de son influence sur de nombreux musiciens.
Et quoi de plus juste, pour comprendre le vide que laisse cette disparition, que de donner la parole à l’un de ses pairs chez qui il suscitait une immense admiration ? François Raulin donne en quelques lignes une définition parfaite de l’univers solalien : « Son jeu procède par accumulation, il jongle rapidement avec les nombreuses idées qui lui viennent. Son articulation est d’une précision pratiquement inégalable même par les grands pianistes actuels. C’est un vrai pianiste de jazz qui arrive à traverser l’histoire et la tradition de cette musique avec une modernité harmonique et rythmique hors pair. Je suis toujours étonné des accords qu’il sort et qui peuvent me faire penser à Dutilleux ou aux grands compositeurs du XXe siècle. Il y a un côté feu d’artifice permanent dans sa manière de jouer, mais il peut aussi choruser et phraser sur un standard à un niveau redoutable. Il n’est jamais dans le pathos ou la contemplation. Il n’y pas de sentimentalisme dans sa musique, mais plutôt une énergie fondamentale, toute en tensions/détentes, que je ressens comme positive ».
Il incombe désormais à l’éternité de donner le tempo de la musique de Martial Solal. On ne va pas s’ennuyer !