Scènes

Jazz à Vienne 2007 : Épisode 1

Brad Mehldau – Pat Metheny/Liz McComb/Kurt Elling/David Murray - Cassandra Wilson / Funk Off


« Funk off » a ouvert « Jazz à Vienne 2007 »

Le festival et Jazz Mix, la nouvelle scène, ont été inaugurés à leur façon par Funk Off qui avait fait un tabac à Vienne il y a deux ans.

Franchement. Quand on les avait aperçus pour la première fois à Vienne, que celui qui ne s’était pas alors demandé d’emblée qui étaient ces copieux tarés lève la main. Rappelez-vous : c’était un samedi soir. Minuit. L’heure de redescendre du Théâtre antique pour gagner, juste en dessous, ce rempart protecteur de Cybèle au cœur de la nuit. En bas, un kiosque à musique, lieu de musique convenue et oublié pour dimanche d’après-midi d’ennui. Et là, patatras. Alors qu’ils sont déjà des centaines à se refaire le concert, un verre de quelque chose à la main, voilà-t’y-pas que sous le ciel étoilé et dans le kiosque en question se déclenche une apocalypse
musico-arnaco-italo-bouchebéo-colossalo-délirante.

Vingt ou trente musicos (impossible de compter, ils bougent tout le temps comme dans les lignes de rugby) tous costumes confondus, du pirate de l’océan au notaire en fin de carrière, tonitruant, jouant leur vie musicale sur un seul morceau. Pêchissimo. Le public qui n’est surtout pas venu pour ça, en reste pantois. Oublie de boire. L’ambiance de Cybèle monte de quinze crans. On retarde le Club de Minuit le temps de laisser passer l’ouragan. Mais le public se prend au jeu. En redemande. Minuit sonne, Funk Off multiplie les entrelacs. Surveillez bien le petit sax qui a sans doute établi la meilleure performance du 17,50 mètres en kiosque à musique avec sax rivé au palais. Le chef d’orchestre tente de mettre de l’ordre. Juge qu’il y est parvenu. Rigolo. Se tourne alors vers le public. Et décide de lui administrer « live » une séance d’assouplissements d’adducteurs à faire pâlir les kinés des grands clubs du ballon rond. Tout le monde suit. S’aplatit. Remonte. Une vague musicale qui se transmet dans une ambiance jamais vue à Vienne. La musique ? Oui, bon. Le climat ? Tropical, fun et tellement inattendu. Bref, c’était en 2005.

Funk Off © Jazz à Vienne

Funk Off a tellement marqué son passage et les esprits que la joyeuse bande est revenue. À elle revient le soin d’ouvrir le festival et d’inaugurer la nouvelle scène de Jazz Mix. Le rendez-vous démarre près de la gare. Aux commandes, Dario Cecchini au sax. Derrière lui (mais souvent devant ou dribblant sur les côtés) une quinzaine de marching saxes et trompettes + percus + sousaphone. Comme prévu, Funk Off déambule en musique pour emmener tout le petit monde de spectateurs vers Jazz Mix. Là durant une heure, les musiciens s’en donnent à cœur joie, reprenant quelques uns des thèmes qui les ont rendus célèbres (« Istanbul » par exemple). Dommage, en ce jeudi, veille de l’ouverture officielle, le Jazz Mix n’était pas comble comme on pouvait s’y attendre, alors qu’il s’agissait de la seule date de Funk Off à Vienne. Tant pis pour vous.

Si vous voulez en savoir plus, rendez-vous sur le site de la joyeuse bande. Mais retenez déjà que Funk Off s’est constitué il y a près de dix ans du côté de Vicchio. Depuis, les compères ont grimpé l’échelle des festivals, irradié tout ce qu’ils touchaient et agencé deux disques déjà anciens. Pour le coup, ils viennent de signer avec Blue Note Italie. C’est dire tout le symbole que représentait leur venue à Jazz Mix, cette nouvelle scène qui boucle désormais les nuits viennoises et souhaite privilégier les musiques les plus contemporaines même si elles n’ont qu’un lointain rapport avec le jazz.

Funk Off aura été digne de ce baptême du feu : les compères, qui ont de l’énergie et du souffle à revendre, s’entrecroisent en permanence sur la scène dans un désordre savamment calculé. Pendant ce temps, les instruments bavardent entre eux, se liguent, s’insurgent. Parfois l’un d’eux arrive, subrepticement, à lancer un petit solo. Exploit. Mais très vite, il est récupéré par le peloton. C’est festif, joyeux, expressif et communicatif. Bref, à revoir.

FUNK OFF :

Dario Cecchini (s, dir), Sergio Santelli, Tiziano Panchetti, Andrea Pasi, Claudio Giovagnoli, Giacomo Bassi, Nicola Cipriani (s) Paolo Bini, Luca Poggiali, Emiliano Bassi (tp), Giordano Geroni (sousaphone), Alessandro Suggeli (perc), Daniele Bassi (Cymbals, perc), Francesco Bassi, Luca Bassani (dr).


Brad Mehldau – Pat Metheny : marathon et apothéose

Au bout de plus de trois heures de concert non-stop, le Théâtre antique de Jazz à Vienne a ovationné les deux stars et le quartet où elles se fondaient. Il a presque fallu retenir son souffle face à la petite avalanche que les deux musiciens ont fait débouler trois heures durant sans jamais donner l’impression de pouvoir être réduits au silence. Même si les disques laissaient deviner ce que cette rencontre pouvait donner, ce long set offert au théâtre antique attentif a été d’une particulière intensité entre deux - ou quatre - musiciens (au gré des moments). Bref, on redoutait quelque peu la performance. Mais à tort.

Pat Metheny / Brad Mehldau
© P. Audoux/Vues sur Scènes

Passons d’ailleurs illico à ce quartet, en fait le trio de Brad Mehldau qui accueille Pat Metheny. Au départ, morceaux chaloupés puis thèmes lents, les choses s’emboîtent peu. Tour à tour, le pianiste et le guitariste s’estompent, laisse l’autre passer devant. Bref, comme si se mettait en place un double trio, sage, soigné, qui se succède mais sans se fondre, et ce n’est pas ce qu’on attend. Déjà, pourtant, tout se met en place. Brad Mehldau, moue de citoyen romain, conduit les opérations. Espiègle, nonchalant, on savait, mais passer à quatre mains, donc à une dimension supérieure, ce n’est pas automatique.

L’art d’être quatre

En fait, et c’est bien cela qui fait de ce quartet une étonnante formation, : cet art d’être à quatre, avec bonheur, sans mièvrerie, ficelles ni redites. Ou si peu. Cet art de discourir joliment, de faire de chaque moment un instant particulier, qui fait presque, à la fin, redouter le silence, lorsque ce joli soufflé musical, si simple et si facile, en apparence, sera retombé. Le mérite en revient sans doute à Brad Mehldau dont les interventions, sages en apparence, se débrident peu à peu, instaurant une tension croissante. Comme si une fragilité palpable laissait craindre que le pianiste n’aille pas plus loin. La parcimonie avec laquelle il use du piano est inversement proportionnelle à l’intensité des images qui traversent le théâtre. Pour l’heure, Pat Metheny reste plutôt une « guest star » attendant patiemment le petit signe d’invite.

Pat Metheny/Brad Mehldau/Larry Grenadie/Jeff Ballard
© P. Audoux/Vues sur Scènes

Un si long concert permet des audaces ou des écarts. On ne se presse pas. Ainsi le solo démultiplié de basse mené à bien par Larry Grenadier, comme rarement l’autorisent les sets écourtés. Cette basse fait fusionner le tout, le rapproche. La musique devient plus profonde et fait mouche. Piano et guitare tissent ensemble une jolie pièce, gracile au possible. D’où des instants rares ne nécessitant que peu de moyens, de gestes, d’attitudes ou d’effets, sauf le plaisir de jouer ensemble.

Cette longue soirée avait démarré bien autrement. Auteurs d’un album en duo, les deux stars l’avaient entamée par un tête à tête quasi intime (s’il n’avait eu lieu devant 7 à 8 000 personnes). Ecoute polie de ces petites pièces entre amis où l’on se laisse aller - attaque, réponse, attente, suite et fin. Déjà, chez Mehldau, on sent cette aisance, cette faculté de capter l’attention et de transformer un thème simple en un morceau de quasi-anthologie. Au final, naviguant du duo au quartet, les deux artistes seront restés plus de trois heures en scène, acceptant avec un plaisir non dissimulé les rappels du public.


Liz McComb rend hommage à La Nouvelle-Orléans

Liz McComb entre en scène, se glisse derrière (pourquoi derrière ?) le piano et en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, s’approprie le Théâtre antique, enfin à peu près complet. Au fond, rien de surprenant dans ce concert qui démarre si ce n’est la beauté de cette voix, patinée au gospel, à la soul comme au blues. Pour le reste, on le sait, Liz McComb ne fait pas que chanter : elle promène depuis des années sur scène ou dans ses albums un quasi-apostolat tranquille mais profond auquel le public résiste rarement, même quand il tient à afficher, on ne sait jamais, un sourire en coin. Pour le coup, rien de tel : on plonge dans le répertoire de la chanteuse avec délice. On pourrait presque parler de retrouvailles. Si ce n’est qu’à côté de sa formation habituelle, notamment marquée par la présence d’un vénérable orgue Hammond B3 + Leslie manié de main de maître par Harold Johnson, la chanteuse a ajouté le temps du concert un violoncelle, une guitare et surtout un étonnant rappeur, Tony Dorsey.

Liz McComb
© P. Audoux/Vues sur Scènes

Chez Liz McComb, il y a sans conteste un côté mère-poule. Non seulement envers son orchestre mais aussi à l’égard de ce public sur lequel elle ne cesse d’appeler la bénédiction du Seigneur. C’est peu dire que ça marche : l’authenticité immédiatement palpable a raison de toutes les hésitations. Comme elle n’est pas manchote, qu’elle sait mettre le feu aux poudres et que près d’elle s’activent trois choristes efficaces, le concert se présente bien. De fait, notre chanteuse va égrener un beau répertoire, dont une partie du Soul Peace & Love qu’elle vient de publier. La prestation va bon train et aurait pu s’arrêter là si Liz n’avait décidé d’entamer une sorte de troisième concert alors que l’orage tonnait. Avec Craig Adams, sa rythmique et les Voices of New Orleans, la rencontre devient un hymne magnifique en l’honneur de la Nouvelle-Orléans meurtrie et presque passée à la trappe. Un moment rare comme Vienne ou les autres festivals parviennent de moins en moins à en créer. Tous sur scène se partageant les micros pour redire leur foi et l’indéfectible optimisme qui les anime. Mais aussi pour reparler de la Nouvelle-Orléans : c’était à l’évidence le but de McComb, faire parler Craig Adams de la si difficile reconstruction de cette ville, berceau du jazz et de toutes les musiques qui en sont issues. Alors que le concert était fini, que la pluie crépitait de plus belle, le sublime gospelman raconta alors la reconstruction en cours, le retour de ceux qui ont fui. C’est loin d’être fini mais le public ne s’y est pas trompé.

En somme, ce concert conservera longtemps de multiples saveurs : le violoncelle de Sedef Ecertin, sorti d’on ne sait où et dialoguant avec la pianiste, Ces choristes omniprésentes, d’une justesse impeccable, mais aussi et surtout Tony Dorsey, venu créer avec Liz McComb dans un duo de bonne facture.


Comment Kurt Elling parvient à se lover dans un Théâtre antique devenu silencieux…

Kurt Elling
© P. Audoux/Vues sur Scènes

Du grand art. Démarrant son set comme il le ferait dans un club en revenant de la pause, le crooner impose son style, sa sobriété, son calme et surtout sa voix. Chapeau l’artiste. Comment en quelques instants, en chantant avec retenue, sans effets particuliers, ni dans la voix, ni sur scène, comme si on était au radio-crochet, un chanteur parvient à conquérir un théâtre sous le charme. Par peur de troubler, de rompre le fil ténu qui relie de plus en plus solidement 7 à ou 8 000 spectateurs à Kurt Elling et son trio. Au bout d’une heure de concert, de rappels, d’a capella, d’efforts sincères pour speak en français, le chanteur a fait la démonstration que beaucoup espéraient : au pays si rare et si particulier des crooners, Kurt Elling occupe une place de choix. Cela tient évidemment avant tout à une voix, un timbre qui ne cherche pas à s’imposer d’emblée. D’ailleurs, d’emblée, Elling n’impose rien. Il démarre en douceur Il sait que le temps joue pour lui et que les vents contraires qui l’escortent en entrant en scène (la lumière du jour, le public un poil dissipé, le bruit de fond) vont finir par se calmer.

Qui plus est, Elling ne cherche en rien à forcer l’écoute ou passer la rampe. A sa manière, le voici plutôt anti-star, la mise discrète, planté devant le micro, une main dans la poche à la rigueur, le temps d’une première chanson. On l’imagine presque répétant ses attitudes devant la glace. Au fil des thèmes, l’intimité grandit, à coups d’émotions, de sourires, de petits riens. Le crooner se permet même le luxe de mettre son trio en chômage partiel, amorçant avec l’un, puis l’autre, de petits pas de deux où la voix et l’instrument prennent des reliefs insoupçonnés. Telle cette déambulation vocale sur un fond léger de contrebasse qui résonne encore dans les gradins du théâtre. Mais la grande complicité qui le lie à son pianiste (Laurence Hogbood) demeure le fil conducteur de ce set à rebondissements.

Côté scène, Kurt Elling pratique la même sobriété : quelques gestes à peine ébauchés, ici et là, et un éternel sourire aux lèvres, s’éclipsant de l’avant–scène dès que sa présence n’est plus nécessaire. Mais n’en oublions pas l’essentiel : ces accents d’une voix unique qui aime tout faire, chanter, imiter, « scatter », mimer un instrument (par exemple un solo de guitare électrique) bref, devenir inoubliable.

Kurt Elling
© P. Audoux/Vues sur Scènes

La seconde partie entre dans un tout autre registre puisqu’on y reçoit David Murray et son excellent quartet, qui ne vont pas tarder à appeler Cassandra Wilson à la rescousse. Fait rare, le set conserve la même ambition musicale d’un bout à l’autre. Non seulement le sax de Murray est riche de ses milliers d’heures de jeu (en partie transcrites en disques) et d’un cheminement personnel hors norme, mais Cassandra Wilson a le bon goût de se fondre dans le quartet qu’elle rejoint en y apportant un peu de bonheur. Pour ne rien gâter, Lafayette Gilchrist est à rajouter sur la liste des grands pianistes ayant largement donné à la cause viennoise. Pour cela, le moment aussi fut exceptionnel.