Scènes

Jazz à Vienne 2008 [1]

Carla Bley, Herbie Hancock, Wayne Shorter, Stefano di Battista, Pee Wee Ellis et Fred Wesley, Rad, Roberta Flack, Davell Crawford… De notre correspondant.


Carla Bley, Herbie Hancock, Wayne Shorter, Stefano di Battista, Pee Wee Ellis et Fred Wesley, Rad, Roberta Flack, Davell Crawford… De notre correspondant.

1. De Rad à James Brown, Jazz à Vienne, première soirée, a planté le décor de cette 28è édition

Pee Wee Ellis © P. Audoux/Vues sur Scènes

Décidément, on ne ressuscite pas James Brown comme ça. Et bonne volonté et hommage fidèle ne suffisent pas toujours à combler les vides. L’hommage concocté par Pee Wee Ellis et Fred Wesley au chanteur récemment disparu, qui inaugurait cette 28è édition de Jazz à Vienne, laisse un sentiment mitigé. Rien à redire pourtant sur le « band » réuni sur scène, armé d’une fabrique de percussions incomparable dont, aux drums, essentiel, un Guido May diabolique et constant. Toute l’équipe rassemblée par Pee Wee Ellis et Fred Wesley est de cet acabit, s’aventurant avec la plus grande facilité dans le répertoire du showman qui, il faut s’en souvenir, hantait encore, il y a peu d’années, cette même scène dans un costume doré – mauvais goût du plus bel effet.

Fred Wesley © P. Audoux/Vues sur Scènes

L’hommage n’a pas vraiment déçu : loin de marcher dans les pas du maître, les musiciens rassemblés par Ellis et Wesley s’en sont donné à cœur joie pour dynamiter la soirée. Funk, punch et soul. Le tout ponctué de quelques belles trouvailles au piano comme au sax ou au trombone, magistral de bout en bout. Au fil des morceaux, on s’attend à ce que la tension monte, que l’osmose se fasse entre l’orchestre et le public. Or, cette fusion magique entre tous les musiciens sur un thème aisé ne fonctionne que par moments, même si le onzetet carbure à merveille. Pourtant, riche idée que d’infiltrer dans l’orchestre de départ quelques musiciens dont Cheikh Lô, Wunmi ou Simphiwe Dana. On retiendra notamment les pas de deux lancés par cette jeune danseuse qui court, saute et danse, bousculant Pee Wee Ellis ou Fred Wesley. Mais au final, l’incertitude demeure. Même si, çà et là l’orchestre se trouve et vous embarque dans un soul-funk efficace, il retombe quelques instants après.

RAD © P. Audoux/Vues sur Scènes

En première partie, on retrouvait donc pour la troisième fois cette saison, la chanteuse RAD. Beau sourire. Lors de ses dernières apparitions, aux festivals A Vaulx Jazz Rhino Jazz, elle nous avait laissés sur notre faim. Certes, tout était en place, mais manquait cette étincelle qui emporterait l’adhésion, ce muscle ou cette pugnacité qui sort le funk de l’ornière. Parce qu’elle se présentait avec une formation « low cost » (un seul cuivre), parce qu’elle restait sagement assise derrière ses claviers, parce que la mèche ne prenait pas.

A Vienne, RAD a, en partie, tiré les leçons du passé : munie d’un trombone supplémentaire (Greg Boyer), elle a donné un concert plus qu’honnête sachant que - et ce n’est pas le plus simple - elle étrennait cette 28è édition. A part quelques moments inodores, elle a su emmener son « band » jusqu’au moment rare où l’on oublie les rouages de la machine. Surtout, Eric Leeds, au sax, a ici trouvé scène à sa mesure, donnant tout à coup à une musique convenue la patte rageuse qui convainc d’emblée. Moyennant quoi, et contrairement à toute attente, RAD se révèle plus à son affaire dans ce théâtre antique peuplé de 6 à 7000 spectateurs que dans la salle plus intime du Rhino Jazz. Allez comprendre…

RAD © P. Audoux/Vues sur Scènes

2. Flack, le Flop

Madame Roberta Flack, exhumée, n’aime pas les photographes ou la photographie. Sans qu’on sache trop pourquoi. Le poids des ans ? Des droits précieux qui s’envolent ? Un respect exacerbé du public ? (là, sûr que non) Une contestation de fond d’un système en place ? Toujours est-il que, pour ce concert, les photographes avaient donc, comme on les y invitait, déserté la « fosse » située en contrebas de la scène. Un détail, certes, mais qui a son importance pour ce qui va suivre.

Car si on peut interdire les photographes professionnels, on retient évidemment d’autant moins bien les désirs de photos du public qu’à peu près chaque spectateur dispose désormais d’un « numérique » ou d’un téléphone option photo. Et ce qui devait arriver arriva : peu au fait des « interdictions », une spectatrice enthousiaste plantée au premier rang voulut fixer l’instant. Madame Flack, assise à son piano, s’en aperçut. Interrrompit là son concert. Agressive : « Are you recording ? » S’avança jusqu’à basculer de la scène, prête à bondir, demandant d’une voix très désagréable, violence contenue, le bras tendu, que l’appareil lui soit remis. Bonne pomme, la spectatrice s’exécuta. Moment incroyable où la chanteuse se penche au risque de tomber de la scène pour s’emparer du petit appareil argenté qu’on lui tend. On croit rêver. On a pu redouter alors que la diva fanée ne réclame l’élimination de l’appareil ou interrompe là son concert lourdingue. Après avoir vérifié on ne sait quoi - l’image prise ou que l’appareil n’était pas un magnétophone ou une caméra -, Madame Flack laissa le petit personnel viennois rendre l’appareil et s’en retourna au piano. Ne manquait que le caddie. Flottait alors, insidieux, un sentiment de vulgarité rare.

Pendant ce temps-là, évidemment, plus de concert, plus de ritournelles et une ambiance fort éloignée des « Love Is All » de rigueur. Et tant pis pour les 5 à 6000 spectateurs présents ce soir-là. « C’est vraiment ne rien avoir à foutre des 4 999 spectateurs restants » soulignait un confrère. « Tu parles d’une professionnelle » n’en revenait pas un autre. On abonde dans les deux cas.

Remarquez que pendant ce temps-là, les dits spectateurs ont eu tout le temps, eux, de photographier ou de filmer, pêle-mêle, l’incident, le théâtre, le ciel étoilé ou les nuages qui se profilaient.

Pour le reste, le concert fut le contrepied des superlatifs qui l’avaient annoncé. Et la déception à la hauteur des attentes. Rien n’interdit de reprendre des thèmes des Beatles et consorts, pourvu qu’on le fasse avec talent et conviction. Il n’y avait ce soir-là ni l’un ni l’autre. On s’installa d’emblée dans ce fameux « entertaiment » (divertissement) ricain insupportable, soupe et minestrone de rigueur. Ennui profond. N’exagérons pas : une partie du public apprécia visiblement et poliment les ritournelles. Why not ? Mais, décidément, certaines retraits artistiques, ne sont donc pas accidentels.


3 . La « solitaire » de Davell Crawford

Pour les organisateurs de Jazz à Vienne, la soirée du samedi 5 juillet restera marquée d’une pierre de la couleur que vous voulez. Déjà, Etta James ayant déclaré forfait, on avait donc dû se rabattre sur Madame Flack. Mais en première partie, pour des raisons mal précisées, Davell Crawford attendu avec neuf musiciens rejoint seul le piano planté au milieu de la scène. Il ne semble pas que ce soit pour une histoire de visas. Moyennant quoi, s’étira durant une heure et demie un set assez banal, si ce n’est que le jeune homme réussit à « tenir » le public jusqu’à la fin. Mélangeant assez habilement blues, soul et country, le pianiste–chanteur a parcouru assez longuement un répertoire parrainé par les plus grands, Ray Charles en tête.

Davell Crawford © P. Audoux/Vues sur Scènes

Reste que le tour de chant patine. Ce qui se conçoit aisément, tant passer d’un tentet au piano solo suppose quelques réajustements malheureux. Mais au-delà de ce contretemps, Crawford ne dispose visiblement pas d’une voix lui permettant d’assumer seul un tel one-man-show. On ne saurait lui en vouloir. N’est pas Ray Charles ou Armstrong qui veut…

4. Stéphano Di Battista, Herbie Hancock, Carla Bley et Wayne Shorter ont prolongé de superbe façon le 28è Jazz à Vienne

Comme un carré d’as qui aurait marqué de son empreinte les tout premiers jours de l’édition 28 de Jazz à Vienne : coup sur coup, Stefano Di Battista et Herbie Hancock, le lundi. Carla Bley et Wayne Shorter, le mardi. Les uns et les autres superbement entourés pour mener à bien ce concentré de concerts qui, en d’autres temps et d’autres lieux, tiendrait lieu de programmation enviable pour une saison entière.

Quatre concerts donc, sans lien entre eux, même si on peut s’amuser à renouer entre eux des fils anciens (VSOP…) mais qui ont donné ensemble le ton et la manière d’une édition déjà réussie sur le papier.

Di Battista : prolixe

Premier appelé, Stefano di Battista, virtuose et énergique, sorti tout juste de la maternité, fier, heureux et jovial, dans un petit quartet inédit comptant Fabrizio Bosso (tp), Greg Hutchinson (dms) et un Baptiste Trotignon planté sur un orgue Hammond aux riches respirations. Au sommaire de ce set accéléré, tonique, funky et « parkerien » mais pas seulement, quelques-uns des thèmes de son autre bébé (Trouble Shooting), sorti il y a près d’un an, qui n’en finit pas de résonner dans la construction du musicien. D’entrée, le ton se veut rapide, dense, presque exubérant, même si l’osmose entre les cuivres et l’orgue tarde à venir. Pourtant, plus le concert avance et plus cette alliance entre le B3 aux pleins et déliés soupesés, la trompette, et les sax du leader impose sa pertinence, chuchotant d’habiles sonorités plus convaincanted que les tirades accélérées du maestro lorsqu’elles sont esseulées.

Hancock : aux frontières d’un jazz éthéré

Herbie Hancock © P. Audoux/Vues sur Scènes

Arrive alors Herbie Hancock, vieil habitué, souriant, ravi : au hit parade des invitations de Jazz à Vienne, il ne doit pas être loin de la première place - avec une quinzaine de participations pour 28 éditions. Pas banal.
Et de fait, Hancock, dégaine de jeune homme même s’il approche gaillardement des 70 ans, a décidément l’art de se ressourcer. Lui-même mais toujours différent. Pour ce set, on était prévenu, l’homme de Watermelon voulait d’abord rendre à Joni Mitchell ce qui lui revenait, via l’album River : The Joni Letters plébiscité au point qu’il s’est vu décerner (le fait mérite d’être rappelé), un « Grammy » du meilleur album de l’année. Du coup, voilà notre jeune homme précédé de deux chanteuses contrastées, dont Sonia Kitchell, qui place d’emblée le projet aux frontières d’un jazz éthéré, mordant délibérément dans les références classiques. C’est d’ailleurs tout le paradoxe savant du septet réuni par Hancock, qui réunit là quelques-uns des plus beaux talents du jazz actuel pour déborder allègrement les frontières acoustiques ou électro. Musique savante qui n’a eu de cesse de passer d’un contraste à l’autre (cf. Dave Holland troquant basse électrique pour sa basse acoustique raccourcie sur laquelle il entame un de ces monologues magistraux qui confèrent à un set sa saveur spécifique). De même Chris Potter, presque à contre-emploi, grave pour une fois, mais porté par l’ensemble. Enfin, Hancock, multiclaviers, mais un seul solo, long, fait de rares notes essentielles, qui résonnent comme rarement dans le Théâtre antique devenu silencieux. Dommage tout de même que les uns et les autres se soient octroyé de façon trop convenue les thèmes qui passaient, au risque de frôler le factice. En tout cas, en guise, peut-être, de remerciements pour cette écoute attentionnée, le pianiste conclut sur quelques fadaises familières - de celles qui font croire que le temps n’a pas de prise sur vous. Cantaloupe Island n’a été enregistré qu’il y a 44 ans !

Dave Holland © P. Audoux/Vues sur Scènes

5. Paolo Fresu + Andy Sheppard : petit miracle signé Carla Bley

Carla Bley © P. Audoux/Vues sur Scènes

Le lendemain, la première partie - pas si éloignée de l’entreprise de Hancock - signe le grand retour à Vienne de Carla Bley. Conseil aux absents : précipitez-vous sur l’enregistrement partiel normalement réalisé par France Inter (qui n’a daigné – dommage - retransmettre en direct que quatre soirées de la quinzaine viennoise). Car le moment fut magnifique : pour fournir à Paolo Fresu - grâce et profondeur - l’écrin souhaité, la jeune vieille dame, coupe de cheveux éternelle, hiératique à son piano démesuré, a réuni autour d’elle, et de lui, Steve Swallow, of course, Billy Drummond (dms) bien sûr et surtout Andy Sheppard, sax complet. Ce fut entre les deux cuivres une myriade d’entrecroisements légers et subtils, où la dame se glissa avec délicatesse. Evidemment, et heureusement, le héros de la fête est bien resté le trompettiste, dont la stature ne cesse de s’amplifier. Sur cette même scène où ont défilé, tout au long de ces 28 années, les plus grands de l’instrument, Fresu apparaît fulgurant et d’une clarté absolue, même si, poussé par son aînée, il s’écarte pour l’occasion de ses couleurs habituelles.

Andy Sheppard/Paolo Fresu © P. Audoux/Vues sur Scènes

Wayne Shorter : moins réussi que d’habitude

Pour clore cette passe de quatre, voici, enfin, Wayne Shorter. Lui n’hésite pas à pousser le bouchon un peul plus loin puisque reconstituant d’une main son quartet de la précédente période et infiltrant, de l’autre, un quintet à vent classique-type (flûte, clarinette, hautbois, basson et cor). Or, il ne suffit pas de juxtaposer deux formations aussi éloignées sur une même scène pour que la synthèse réussisse, même si Wayne Shorter s’amuse bien entendu à jouer les traits d’union.

Wayne Shorter / John Patitucci © P. Audoux/Vues sur Scènes

On se souvient d’un précédent passage à Vienne où une telle osmose s’était créée, sous les yeux d’un public ébahi. Cette fois-ci, rien de tel. L’écriture appliquée du quintet new yorkais (Imani Winds), qui n’en est pas à son coup d’essai en matière d’aventure jazzy, n’est ici pas en cause. Mais le lien avec le célèbre quartet qui lui succède n’opère pas. En revanche, celui-ci aura rappelé tout l’intérêt de sa démarche, John Patitucci lui donnant toute son assise précieuse. Même si Danilo Perez dévie trop volontiers sur des rythmes salsas, avec un Brian Blade rigoureux et attentif, le contrebassiste vient en effet escorter Wayne Shorter, quelque peu troublé, dans ses rares interventions, plus réussies au soprano. Si le concert ne fut donc pas tout à fait abouti, en revanche, et c’est tout son intérêt, il ouvre des pistes précieuses sur des alliances ou des rencontres peu usitées.

Wayne Shorter Quartet / Imani Winds © P. Audoux/Vues sur Scènes

Passés ces moments, en tout cas, le 28è Jazz à Vienne pouvait doucement se préparer à l’arrivée de l’autre grande affiche de cette édition. Ornette Coleman soi-même…

(À suivre…)

par Jean-Claude Pennec // Publié le 20 juillet 2008
P.-S. :


Et aussi :

Diana Krall © P. Audoux/Vues sur Scènes